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Egalité de traitement des candidats et impartialité des décisions publiques : deux valeurs sociales distinctes à protéger !

Cour de Cassation, Chambre criminelle, 20 mars 2019, 17-81975

1° Des liens d’affaires ponctuels entretenus par un élu avec un candidat via une société tierce au marché, suffisent-ils à jeter un soupçon de partialité sur l’attribution du marché ?
2° La violation des grands principes de la commande publique suffit-elle à caractériser un délit de favoritisme même si la preuve d’un manquement à une règle particulière n’est pas rapportée ?
3° Les délits de favoritisme et de prise illégale d’intérêts peuvent-il être cumulativement retenus pour un même marché public ?

 [1]

Trois fois oui !!!

1° L’existence d’un lien d’affaires qui unit un élu à la personne bénéficiant d’une décision prise par lui dans le cadre de ses fonctions publiques caractérise un intérêt au sens de l’article 432-14 du code pénal réprimant la prise illégale d’intérêts , "peu important que ce lien ait été développé au sein d’une société sans rapport avec l’opération dont il a la charge d’assurer la surveillance". L’apparence créée par les participations conjointes dans la société, bien qu’elle soit tierce au marché public, aurait dû conduire l’élu à se retirer du processus de désignation de l’attributaire. En effet l’élu peut être soupçonné d’avoir, même dans le simple dessein d’être agréable à l’investisseur majoritaire dans la société tierce, fait preuve de partialité lors de l’attribution du marché.

2° La violation des principes de la commande publique (article L3 du code de la commande publique) suffit à caractériser un délit de favoritisme sans qu’il besoin de démontrer une violation d’une disposition particulière.

3° Des irrégularités commises dans un même marché public peuvent cumulativement être sanctionnées au titre du favoritisme et de la prise illégale d’intérêts car ces deux infractions protègent deux valeurs sociales différentes : l’égalité de traitement des candidats pour l’un ; l’impartialité de la décision publique pour l’autre.

Un maire de Nouvelle-Calédonie, président d’un office public, est poursuivi pour favoritisme et prise illégale d’intérêts. Il est reproché à l’élu, en sa qualité de président du conseil d’administration de l’office, d’avoir favorisé une société d’ingénierie, comme arrangeur pour le bénéfice de la défiscalisation métropolitaine d’un projet d’extension et de modernisation du réseau de téléphone mobile. Il est notamment pointé :
 la brièveté des délais de l’appel d’offre ;
 les liens existant entre le candidat choisi et les experts désignés pour analyser les offres ;
 la participation de la société attributaire, ou de ses conseils, à la préparation du marché et à l’analyse des offres des candidats ;
 la partialité dont ont fait preuve les experts lors de la présentation des offres devant la commission d’appel d’offres ;
 le non respect du choix opéré par cette commission et de son dessaisissement en faveur du conseil d’administration de l’office public ;
 de la désignation de l’attributaire sur des critères qui ne figuraient pas dans l’appel
d’offres.

Prise illégale d’intérêts : des relations d’affaires ponctuelles suffisent à jeter un doute

Pour condamner l’élu pour prise illégale d’intérêts les juges du fond retiennent que l’élu entretenait des relations d’affaires avec le candidat retenu, au sein d’une société tierce pour la construction d’un immeuble et que "l’apparence créée par les participations conjointes dans la société aurait dû conduire [l’élu] à se retirer du processus de désignation de l’attributaire".

En effet l’élu "peut être soupçonné d’avoir, même dans le simple dessein d’être agréable à l’investisseur majoritaire, fait preuve de partialité lors de la désignation de l’arrangeur et de ne pas avoir uniquement pris en compte l’intérêt collectif".

A l’appui de son pourvoi l’élu soutient qu’il n’a retiré aucun avantage personnel de l’opération et que ses liens d’affaire avec le candidat retenu, sans lien avec l’objet du marché, étaient très ponctuels puisque la société en question avait vocation à être dissoute dès l’achèvement de l’immeuble.

Dans ses conclusions l’avocat général, lui objecte que "l’incrimination est extrêmement large puisque l’intérêt dont il s’agit peut être un avantage matériel quelconque ou même un intérêt simplement moral" et que "l’existence de relations personnelles et d’affaires (...) suffit à caractériser les délits de prise illégale d’intérêt".

Quant au rapporteur (voir le rapport ici), il rappelle que :

 l’intérêt peut être matériel, patrimonial ou moral ;

 "l’intérêt ne doit pas nécessairement être en contradiction avec l’intérêt général et il n’est pas nécessaire que l’élu en ait retiré un quelconque profit" ;

 que l’intérêt peut être direct ou indirect.

De fait, la Cour de cassation confirme la condamnation de l’élu pour prise illégale d’intérêts :

- « caractérise un intérêt, au sens de l’article 432-12 du code pénal, l’existence d’un lien d’affaires qui unit l’auteur de ce délit à la personne bénéficiant d’une décision prise par lui dans le cadre de ses fonctions publiques, peu important que ce lien ait été développé au sein d’une société sans rapport avec l’opération dont il a la charge d’assurer la surveillance (...) ;
 
- caractérisent l’aide ou l’assistance donnée dans les faits qui ont préparé ou facilité l’infraction commise, les conseils techniques réitérés prodigués par une personne qui a intérêt à la réalisation de cette opération. »

Favoritisme : les grands principes de la commande publique en fil conducteur

En revanche la Cour de cassation annule la relaxe de l’élu du chef de favoritisme. Les magistrats d’appel avaient en effet estimé que la loi organique portant statut de la Nouvelle-Calédonie, qui donne compétence à cette collectivité en matière de règles relatives à la commande publique, ne fait qu’édicter les principes de liberté d’accès et d’égalité des candidats que doit respecter la réglementation élaborée par les autorités de Nouvelle-Calédonie mais n’est pas directement applicable aux acheteurs publics, la réglementation locale actuelle , dépourvue de toute référence à ces principes, ne pouvant constituer le texte support légal de l’incrimination de favoritisme.

Pour les juges d’appel, ce texte pose en effet les principes que doit respecter la réglementation élaborée par les autorités de la Nouvelle-Calédonie, mais n’a pas pour objet de décrire précisément le comportement que doivent adopter les personnes énumérées à l’article 432-14 du code pénal qui se réfère déjà aux principes de liberté d’accès et d’égalité des candidats.

La Cour de cassation n’est pas de cet avis et annule la relaxe de l’élu :

les faits reprochés à l’élu constituent bien « une violation des règles de publicité et de concurrence, prévues par la délibération n° 136/CP du 1er mars 1967 portant réglementation des marchés publics qui met en œuvre les principes de liberté d’accès, d’égalité des candidats, de transparence des procédures, d’efficacité de la commande publique et de bon emploi des deniers publics, rappelés par l’article 22-17° de la loi n° 99-209 du19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie et applicable sur ce territoire ».

De fait, comme l’a souligné le rapporteur, la Cour de cassation a déjà jugé que la violation des principes fondamentaux gouvernant la commande publique suffisent à caractériser le délit de favoritisme sans que pour autant soit rapportée la preuve d’un manquement à une règle particulière (Cour de cassation, chambre criminelle, 21 septembre 2005, n°04-83868).

L’occasion de rappeler que le respect les grands principes de la commande publique (article L3 du Code de la commande publique) s’appliquent dès les 1er euro et peuvent fonder, en cas de violation, des poursuites pour favoritisme même en dessous du seuil des procédures formalisées (pour des exemples voir : Cour de cassation, chambre criminelle, 14 février 2007 N° de pourvoi : 06-81924 Tribunal correctionnel Bar-le-Duc, 15 septembre 2009, n°664/2009)...

Favoritisme et prise illégale d’intérêts : un rasoir à deux lames

Cet arrêt confirme également, pour ceux qui en doutaient encore, que les délits de favoritisme et de prise illégale d’intérêts peuvent être poursuivis cumulativement sans enfreindre la règle "ne bis in idem" interdisant de condamner deux fois une même personne pour les mêmes faits. En effet ces deux infractions protègent des valeurs sociales différentes : l’égalité de traitement des candidats pour le délit de favoritisme, l’impartialité de la décision publique pour la prise illégale d’intérêts. Les deux qualifications peuvent donc être cumulativement retenues bien qu’il s’agisse d’un même marché public.

En revanche la cour d’appel de renvoi, si elle retient le délit de favoritisme, ne pourra pas cumuler les peines d’emprisonnement et d’amende avec celles prévues pour la prise illégale d’intérêts. En effet, en droit français, lorsque plusieurs peines de même nature sont encourues, il ne peut être prononcé qu’une seule peine de cette nature dans la limite du maximum légal le plus élevé (article 132-3 du code pénal). Ce sont donc les peines réprimant la prise illégale d’intérêts (cinq ans d’emprisonnement et 500 000 euros d’amende) qui sont en l’espèce les peines les plus lourdes encourues, le délit de favoritisme étant moins sévèrement sanctionné ( deux ans d’emprisonnement et de 200 000 euros d’amende). Ainsi, même si la cour d’appel de renvoi condamnait l’élu pour favoritisme, cela ne se traduirait pas nécessairement par un alourdissement de la peine prononcée par les premiers juges (six mois d’emprisonnement avec sursis, 7 000 000 FCFP d’amende et deux ans d’interdiction d’exercer une fonction publique).

Cour de Cassation, Criminelle, Chambre criminelle, 20 mars 2019, 17-81.975

[1Photo : Wesley Tingey sur Unsplash