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L’abus de CDD peut engager la responsabilité des collectivités

Cour administrative d’appel de Nantes, 15 Novembre 2022 : N° 21NT03287

Une auxiliaire de puériculture enchaîne 62 CDD en 12 ans. Après avoir échoué au concours, son contrat n’est pas renouvelé. Peut-elle engager la responsabilité de la collectivité pour l’avoir maintenue dans une situation de précarité ?

Oui dès lors que la collectivité ne justifie pas avoir engagé l’intéressée pour exercer des fonctions correspondant à un besoin saisonnier ou pour faire face à un besoin occasionnel ou pour pallier l’absence d’agents titulaires. Le juge prend en compte la durée cumulée des contrats : les 62 CDD conclus ont représenté une durée de services effectifs d’un peu plus de 8 années et la requérante a exercé l’emploi d’auxiliaire de puériculture de manière quasi exclusive pendant une période de sept ans et neuf mois. La succession de contrats à durée déterminée révèle aux yeux du juge un besoin permanent de remplacements au sein du centre multi-accueil. La communauté de communes a ainsi commis une faute ouvrant droit à réparation pour avoir maintenu la requérante dans une situation de précarité.

 [1]

Une employée est recrutée par une communauté de communes pour exercer les fonctions d’auxiliaire de puériculture, d’agent des services techniques, d’agent d’entretien et d’agent social au sein d’un centre " multi-accueil. A cet effet, 62 contrats à durée déterminée d’une durée d’un jour à dix mois et neuf jours se succèdent sur une période de douze années.

A la suite de l’échec de l’employée au concours d’auxiliaire de puériculture de 2ème classe, la collectivité décide de ne pas renouveler son dernier contrat parvenu à son terme.

L’agente contractuelle demande en vain à la communauté de communes l’indemnisation des préjudices qu’elle estime avoir subi du fait du non-renouvellement de son contrat et de ses conditions d’emploi, qu’elle estime fautifs. Elle saisit alors le tribunal administratif de Rennes lequel reconnaît l’usage abusif du contrat à durée déterminée et condamne l’employeur local à indemniser la requérante à hauteur de 5567 euros au titre de son préjudice financier et 3000 euros au titre de son préjudice moral et des troubles dans les conditions d’existence (la requérante réclamait plus de 36 000 euros).

En appel, la cour administrative confirme la condamnation de l’employeur local mais rejette les prétentions de la requérante qui demandait la réévaluation de son préjudice moral à 10 000 euros.

L’encadrement juridique du recours aux CDD

Tout d’abord, le juge rappelle le cadre juridique européen et interne concernant le recours successif aux CDD. Pour résumer sommairement :

🔸 Au niveau européen 

Une directive sur le travail à durée déterminée a été adoptée en 1999 pour prévenir les abus résultant de l’utilisation de contrats ou de relations de travail à durée déterminée successifs (Directive 1999/70/CE du Conseil de l’Union européenne du 28 juin 1999). Ce texte fixe des règles et prévoit notamment que le renouvellement de CDD doit être justifié par des « raisons objectives » (clause 5 de l’accord-cadre annexé à la directive).

Selon le juge européen (Cour de justice de l’Union européenne) une raison objective existe :
 lorsque l’employeur recoure au renouvellement de CDD afin de pourvoir au remplacement temporaire d’agents indisponibles « y compris lorsque l’employeur est conduit à procéder à des remplacements temporaires de manière récurrente, voire permanente, et alors même que les besoins en personnel de remplacement pourraient être couverts par le recrutement d’agents sous contrats à durée indéterminée » ;
 sous réserve, toutefois, que « l’examen global des circonstances dans lesquelles les contrats ont été renouvelés ne révèle pas, eu égard notamment à la nature des fonctions exercées par l’agent, au type d’organisme qui l’emploie, ainsi qu’au nombre et à la durée cumulée des contrats en cause, un abus ».

🔸 En droit interne

Le juge évoque ensuite les possibilités pour les collectivités de recourir au recrutement d’agents contractuels pour des besoins temporaires (possibilités telles que prévues par la loi du 26 janvier 1984 encore applicable au litige [2])*.
*L’ordonnance du 24 novembre 2021 [3] a codifié à droit constant l’ensemble des lois applicables aux fonctionnaires et agents contractuels des droits versants (fonction publique d’Etat, fonction publique territoriale, fonction publique hospitalière).

 Les collectivités peuvent avoir recours à un agent contractuel sur un emploi non permanent pour un accroissement temporaire d’activité ; pour un accroissement saisonnier d’activité (article 3 de la loi). Ce régime est désormais codifié à l’article L332-23 du code général de la fonction publique (CGFP).

 Pour faire face à un besoin temporaire sur un emploi permanent, les collectivités peuvent recruter un agent contractuel :

▪ pour remplacer un agent autorisé à exercer sa fonction à temps partiel ou indisponible (en raison par exemple de congés ; article 3-1 de la loi désormais article L.332-13 du CGFP),

▪ pour faire face à une vacance temporaire d’emploi dans l’attente du recrutement d’un fonctionnaire territorial (article 3-2 de la loi, désormais article L332-14 du CGFP).

🙋‍♀️S’agissant des emplois permanents, le code général de la fonction publique prévoit des hypothèses de recrutement d’agents contractuels pour répondre aussi à des besoins permanents (article L332-8). De plus, la loi de transformation de la fonction publique (loi du 6 août 2019) a élargi les cas de recrutement des agents contractuels.

Usage abusif du recours au CDD : faute engageant la responsabilité de la collectivité

Au cas présent, la communauté de communes soutenait que le recours aux CDD était justifié car il s’agissait toujours de répondre à des absences pour congés, maladie et maternité sur les sept sites d’accueil.

Le juge nantais rappelle que pour apprécier le caractère abusif du recours au CDD il doit tenir compte de « la nature des fonctions exercées, le type d’organisme employeur ainsi que le nombre et la durée cumulée des contrats en cause ».

Certains contrats comportent la mention « Vu les nécessités du service ». Cette mention peut laisser penser qu’il existait une situation de besoin temporaire résultant de l’indisponibilité d’un agent. Insuffisant dit le juge. Ce dernier relève en effet que :
 l’agente contractuelle a été employée pendant plus de 12 ans pour exercer des fonctions d’auxiliaire de puériculture, d’agent des services techniques, d’agent d’entretien et d’agent social à temps complet ;
 la communauté de communes ne justifie pas avoir recruté la requérante pour exercer des fonctions correspondant à un besoin saisonnier ou pour faire face à un besoin occasionnel, ni que l’intéressée n’a pas occupé un emploi permanent ;
 la collectivité n’apporte aucun élément permettant de justifier que les différents contrats devaient pallier l’absence des agents titulaires.

Le juge en conclut que les contrats visaient à répondre au besoin permanent de remplacements au sein du centre multi-accueil.

Enfin, la cour prend en compte la durée cumulée des contrats : les 62 CDD ont représenté une durée de services effectifs d’un peu plus de 8 années. Et, la requérante a exercé l’emploi d’auxiliaire de puériculture de manière quasi exclusive pendant une période de sept ans et neuf mois.

L’usage abusif du recours au contrat à durée déterminée est caractérisé. La communauté de commune a commis une faute de nature à engager sa responsabilité.

🙋‍♀️ A contrario, dans une autre affaire, le recours à 63 CDD en 11 ans n’a pas été jugé abusif dès lors que l’intéressée n’a pas été employée de manière continue durant cette période pour remplacer des agents titulaires indisponibles (CAA de DOUAI, 3ème chambre, 26/11/2020, 19DA00979).

Conséquence du renouvellement abusif de CDD : droit à indemnisation de l’agent

L’agent a droit à l’indemnisation du préjudice qu’il subit lors de l’interruption de la relation d’emploi, évalué en fonction des avantages financiers auxquels il aurait pu prétendre en cas de licenciement s’il avait été employé dans le cadre d’un contrat à durée indéterminée.

Le préjudice financier n’était pas contesté.

Le juge répare également le préjudice moral et des troubles dans les conditions d’existence subis par l’intéressée du fait de son maintien dans une situation précaire durant douze années. Le juge d’appel confirme l’évaluation de ce poste de préjudice à hauteur de 3000 euros.

Cour administrative d’appel de Nantes, 15 Novembre 2022 : N° 21NT03287

Pour d’autres décisions de justice relatives au CDD

[1Photo : Green Chameleon sur Unsplash

[2loi n°84-53 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale

[3Ordonnance n°2021-1574