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Le respect du principe d’impartialité dans la procédure d’attribution d’un marché public n’est pas en option

Conseil d’État, 25 novembre 2021, N° 454466

Une collectivité peut-elle recruter un cadre du privé et lui confier ensuite un rôle dans un marché public auquel candidate l’ancienne entreprise de l’intéressé ?

Non : le principe d’impartialité est un principe général du droit qui s’impose au pouvoir adjudicateur. Ce principe implique l’absence de situation de conflit d’intérêts au cours de la procédure de sélection du titulaire du contrat. En effet l’existence d’une situation de conflit d’intérêts au cours de la procédure d’attribution du marché est constitutive d’un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence susceptible d’entacher la validité du contrat. Peu importe que la collectivité n’ait pas eu l’intention de favoriser le candidat retenu.

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Un candidat évincé d’un marché public (portant sur la conception, l’installation et l’administration d’un réseau très haut débit) lancé par une collectivité saisit le juge administratif pour obtenir l’annulation du contrat en invoquant une violation du principe d’impartialité.

A l’appui de son recours, il relève que la collectivité a recruté avant la passation du marché, un technicien spécialisé chargé notamment de fournir des renseignements techniques aux candidats. Or ce dernier a juste avant d’être recruté par la collectivité, exercé des fonctions d’ingénieur-chef de projet au sein d’une agence locale du candidat retenu et ce trois mois avant l’attribution du marché. En outre le procès-verbal d’ouverture des plis mentionne que l’intéressé s’est vu remettre les plis " en vue de leur analyse au regard des critères de sélection des candidatures et des offres ".

Suffisant pour obtenir l’annulation du contrat ? La réponse à cette question n’était pas évidente.

Options du juge en cas de vices entachant la validité du contrat

En effet, selon une jurisprudence bien établie (Conseil d’Etat, 4 avril 2014, N°358994) lorsque le juge constate l’existence de vices entachant la validité du contrat, il lui appartient d’en apprécier les conséquences. Il lui revient, après avoir pris en considération la nature de ces vices, soit de décider que la poursuite de l’exécution du contrat est possible, soit d’inviter les parties à prendre des mesures de régularisation dans un délai qu’il fixe, sauf à résilier ou résoudre le contrat.

Ce n’est qu’en présence d’irrégularités qui ne peuvent être couvertes par une mesure de régularisation et qui ne permettent pas la poursuite de l’exécution du contrat, que le juge doit prononcer, le cas échéant avec un effet différé, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général, soit la résiliation du contrat, soit, si le contrat a un contenu illicite ou s’il se trouve affecté d’un vice de consentement ou de tout autre vice d’une particulière gravité, l’annulation totale ou partielle de celui-ci.

L’annulation du contrat n’est donc encourue qu’au stade ultime "si le contrat a un contenu illicite ou s’il se trouve affecté d’un vice de consentement ou de tout autre vice d’une particulière gravité." La question posée au Conseil d’Etat était donc de savoir si une rupture d’impartialité pouvait constituer un vice d’une particulière gravité.

Le principe d’impartialité est un principe général du droit qui s’impose à l’acheteur public

Le Conseil d’Etat répond par l’affirmative en soulignant que :

1° le principe d’impartialité est un principe général du droit qui s’impose au pouvoir adjudicateur comme à toute autorité administrative (voir dans le même sens Conseil d’État, 14 octobre 2015, N° 390968) ;

2° ce principe d’impartialité implique l’absence de situation de conflit d’intérêts au cours de la procédure de sélection du titulaire du contrat.

Or, poursuit le Conseil d’Etat, il résulte de l’article L. 2141-10 du code de la commande publique que "constitue une situation de conflit d’intérêts toute situation dans laquelle une personne qui participe au déroulement de la procédure de passation du marché public ou est susceptible d’en influencer l’issue a, directement ou indirectement, un intérêt financier, économique ou tout autre intérêt personnel qui pourrait compromettre son impartialité ou son indépendance dans le cadre de la procédure de passation du marché public ".

Et le Conseil d’Etat de conclure :

« L’existence d’une situation de conflit d’intérêts au cours de la procédure d’attribution du marché est constitutive d’un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence susceptible d’entacher la validité du contrat. »

💥 Les conflits d’intérêts peuvent aussi faire l’objet de poursuites pénales au titre de la prise illégale d’intérêts réprimée par l’article 432-12 du code pénal. La loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire (article 15) a supprimé la notion d’intérêt « quelconque » pour lui substituer celle d’intérêt « de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité ». Il n’est cependant pas acquis que cette modification soit de nature à alléger la pression pénale sur les acteurs publics locaux. Me Philippe Bluteau, Yvon Goutal, Eric Landot, Levent Saban que nous avons interrogés (intervews à paraître dans notre rapport annuel 2021) sont très sceptiques quant à l’efficacité de cette nouvelle formulation.

Appréciation du conflit d’intérêts au regard du niveau des fonctions exercées

En l’espèce, si l’intéressé n’était pas l’un des cadres dirigeants de la société retenue, il occupait des fonctions de haut niveau au sein de la représentation locale de la société et ces fonctions avaient trait à un objet en relation directe avec le contenu du marché. Eu égard au niveau et à la nature des responsabilités confiées à l’intéressé au sein de la société puis des services de la collectivité et au caractère très récent de son appartenance à cette société, le Conseil d’Etat approuve les juges d’appel d’avoir jugé que sa participation à la procédure de sélection des candidatures et des offres pouvait légitimement faire naître un doute sur la persistance d’intérêts le liant à la société retenue et par voie de conséquence sur l’impartialité de la procédure suivie par la collectivité. Peu importe qu’il n’ait pas signé le rapport d’analyse des offres.

💥En l’espèce le cadre venait de quitter l’entreprise avant d’être recruté par la collectivité. Dans une autre affaire où une atteinte au principe d’impartialité a été retenue (Conseil d’État, 14 octobre 2015, N° 390968), cela faisait deux ans que l’intéressé avait quitté l’entreprise. Et ce n’est pas un élu ou un fonctionnaire de la collectivité qui avait des liens avec la société attributaire mais un assistant à la maîtrise d’ouvrage.

Pas nécessaire de prouver que la collectivité ait eu l’intention de favoriser le candidat

Le Conseil d’Etat estime également que la cour administrative d’appel « n’a ni inexactement qualifié les faits ni commis d’erreur de droit en jugeant, sans relever une intention de sa part de favoriser un candidat, qu’eu égard à sa nature, la méconnaissance de ce principe d’impartialité était par elle-même constitutive d’un vice d’une particulière gravité justifiant l’annulation du contrat à l’exclusion de toute autre mesure ». Il est donc indifférent que la collectivité ait ou non cherché intentionnellement à favoriser le candidat.

💥Le Conseil d’Etat se trouve ainsi sur la même ligne que la chambre criminelle de la Cour de cassation lorsqu’elle se prononce sur l’élément intentionnel du délit de favoritisme. En effet pour la Cour de cassation, « l’élément intentionnel du délit prévu par l’article 432-14 du Code pénal est caractérisé par l’accomplissement, en connaissance de cause, d’un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public » (Cour de Cassation, Chambre criminelle, 14 janvier 2004, N°03-83.396), sans qu’il soit nécessaire à l’accusation de démontrer que le prévenu ait voulu favoriser le candidat retenu.

Perte sérieuse de chance de remporter le contrat

Le Conseil d’Etat rappelle enfin les règles applicables pour l’indemnisation du candidat évincé :

« Lorsqu’un candidat à l’attribution d’un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce contrat et qu’il existe un lien direct de causalité entre la faute résultant de l’irrégularité et les préjudices invoqués par le requérant à cause de son éviction, il appartient au juge de vérifier si le candidat était ou non dépourvu de toute chance de remporter le contrat. En l’absence de toute chance, il n’a droit à aucune indemnité.
Dans le cas contraire, il a droit en principe au remboursement des frais qu’il a engagés pour présenter son offre. Il convient en outre de rechercher si le candidat irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d’emporter le contrat conclu avec un autre candidat. Si tel est le cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu’ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l’offre, lesquels n’ont donc pas à faire l’objet, sauf stipulation contraire du contrat, d’une indemnisation spécifique. »

Tel est bien jugé le cas en l’espèce : le requérant avait bien une chance sérieuse d’obtenir le marché. Et pour cause : c’est le seule concurrent de la société retenue. En outre son offre avait obtenu une note pondérée de 15,50 sur 20, contre une note de 17,70 sur 20 accordée à l’attributaire.

Conseil d’État, 25 novembre 2021, N° 454466

[1Photo : Denny Müller sur Unsplash