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Impartialité de l’acheteur public et lutte contre les conflits d’intérêts : un principe général du droit qui s’étend aux prestataires agissant au nom de la collectivité

Conseil d’État, 14 octobre 2015, N° 390968

Une collectivité peut-elle confier une mission d’assistance à maîtrise d’ouvrage à une personne qui a exercé des responsabilités, dans un passé encore récent, dans une entreprise candidate ?

Non : le devoir d’impartialité de l’acheteur public s’y oppose. Ce principe général du droit, dont la méconnaissance est constitutive d’un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence, s’étend aux prestataires de services de passation de marché agissant au nom du pouvoir adjudicateur qui participent au déroulement de la procédure ou sont susceptibles d’en influencer l’issue. Tel est notamment le cas d’un assistant à maîtrise d’ouvrage mandaté par une collectivité pour contribuer à la rédaction du cahier des clauses techniques particulières mais aussi à l’analyse des offres des candidats. Ainsi la circonstance que l’intéressé ait, dans un passé encore récent (moins de 2 ans), exercé de hautes responsabilités au sein de la société attributaire, peut légitimement faire naître un doute sur la persistance d’intérêts avec cette société et par voie de conséquence sur l’impartialité de la procédure de passation du marché, laquelle encourt ainsi l’annulation.

Une région ouvre une procédure d’appel d’offres en vue de la passation d’un marché à bon de commandes ayant pour objet la mise en place d’une carte dématérialisée destinée à se substituer aux dispositifs existants des " chéquiers livres région " et " chéquiers équipements des apprentis ".

Une société conteste devant le juge des référés précontractuel le rejet de son offre en invoquant une atteinte au principe d’égalité de traitement des candidats. A l’appui de sa requête, l’entreprise fait observer que l’acheteur s’est assuré la collaboration, comme assistant à la maîtrise d’ouvrage pour l’élaboration des pièces du marché litigieux et l’analyse des offres des candidats, d’un ancien cadre de la société attributaire du marché.

Une définition européenne de la notion de conflit d’intérêts dans les marchés publics

Le juge du référé précontractuel fait droit à la demande de l’entreprise estimant qu’une telle circonstance est de nature à faire naître un doute légitime sur l’impartialité de cette procédure. Pour ce faire, le juge se fonde sur la définition du conflit d’intérêts posée par l’article 24 de la directive du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics [1].

Or à la date à laquelle a été lancée la procédure litigieuse, cette directive n’avait pas été transposée en droit interne. Et le délai de transposition, dont le terme est fixé au 18 avril 2016, n’était pas encore expiré. Ainsi n’était-elle pas encore directement applicable dès lors que l’attribution du marché, laquelle présente le caractère d’une décision individuelle, ne pouvait être considérée comme de nature à compromettre sérieusement la réalisation du résultat prescrit pas cette directive. D’où la censure de l’ordonnance du juge des référés par le Conseil d’Etat.

Le devoir d’impartialité : un principe général du droit

Mais pour autant le Conseil d’Etat confirme l’annulation de la procédure de passation : si la directive européenne, n’était pas encore applicable aux faits de l’espèce, il n’en reste pas moins que les acheteurs publics sont soumis à un devoir d’impartialité. Il s’agit là d’un principe général du droit :

"au nombre des principes généraux du droit qui s’imposent au pouvoir adjudicateur comme à toute autorité administrative figure le principe d’impartialité, dont la méconnaissance est constitutive d’un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence".

Or en l’espèce, il résulte de l’instruction que la personne chargée par la région d’une mission d’assistance à la maîtrise d’ouvrage pour le marché litigieux, a non seulement contribué à la rédaction du cahier des clauses techniques particulières mais aussi à l’analyse des offres des candidats aux côtés des services de la région et qu’elle a ainsi été susceptible d’influencer l’issue de la procédure litigieuse.

En outre elle a exercé des responsabilités importantes au sein de la société attributaire, en qualité de directeur qualité puis de directeur des opérations et des projets, et n’avait quitté l’entreprise que moins de deux ans avant le lancement de la procédure litigieuse.

Peu importe à cet égard qu’il ne soit pas établi l’intéressé détiendrait encore des intérêts au sein de l’entreprise :

"le caractère encore très récent de leur collaboration, à un haut niveau de responsabilité, pouvait légitimement faire naître un doute sur la persistance de tels intérêts et par voie de conséquence sur l’impartialité de la procédure suivie par la région".

Pour le Conseil d’Etat, il appartenait à la région, qui avait connaissance de cette qualité d’ancien salarié de la société attributaire, "de mettre en œuvre, une fois connue la candidature de cette société, toute mesure en vue de lever ce doute légitime, par exemple en l’écartant de la procédure d’analyse des offres" [2]. Ainsi la région a méconnu ses obligations de publicité et de mise en concurrence.

Une exigence d’impartialité très étendue

Cet arrêt est pour le moins très exigeant vis à vis des acheteurs publics puisqu’en l’espèce ce n’est pas un élu ou un fonctionnaire de la collectivité qui avait des liens avec la société attributaire mais un assistant à la maîtrise d’ouvrage qui avait, de surcroît, quitté l’entreprise depuis deux ans... Une question vient immédiatement à l’esprit : à partir de quel délai faut-il estimer que l’ancien salarié d’une entreprise ne peut plus être suspecté de lien privilégié avec son ancien employeur ? Aucun texte ne le précise. Tout au plus pourrait-on tenter un rapprochement avec l’article 432-13 du code pénal qui impose un délai de carence de trois ans aux agents publics avant de pouvoir être recruté dans une entreprise qu’ils contrôlaient dans l’exercice de leurs fonctions. Mais il ne s’agit là que d’une extrapolation qui ne lie pas le juge. Tout est donc question d’appréciation au cas par cas.

On peut en outre se demander s’il ne faut pas voir dans cet arrêt du Conseil d’Etat le début d’un durcissement de la jurisprudence administrative dans la lutte contre les conflits d’intérêts, dans la droite ligne de la jurisprudence pénale sur la prise illégale d’intérêts qui réprime la prise d’un "intérêt quelconque" [3].

Rappelons que dans un précédent arrêt rendu en 2012 [4], le Conseil d’Etat avait estimé qu’une commune ne pouvait rejeter par principe, et sans examen, l’offre d’une entreprise au seul motif que la conseillère municipale déléguée à l’urbanisme était la sœur du président de cette société dont elle était par ailleurs actionnaire. Il est vrai que dans ce cas d’espèce, l’élue n’avait fait que participer à la délibération du conseil municipal autorisant le lancement de la procédure de passation du marché [5] et n’avait ni siégé à la commission d’appel d’offres, ni pris part dans le choix de l’entreprise attributaire. A contrario, dans son arrêt du 14 octobre 2015, le Conseil d’Etat prend soin de relever que l’ancien responsable de l’entreprise attributaire s’était fortement impliqué dans la procédure d’appel d’offres ce qui peut expliquer la différence de traitement entre ces deux situations. Par ailleurs le Conseil d’Etat prend en compte le haut niveau de responsabilité qui était celui de l’intéressé dans l’entreprise attributaire. Cela participe du faisceau d’indices permettant au juge de forger sa conviction : la durée du délai de carence à respecter sera d’autant plus longue que le niveau exercé dans l’entreprise était élevé.

Toujours est-il que les acheteurs publics doivent se montrer particulièrement vigilants sur toute forme d’interférence dans la procédure d’appel d’offres de la part des entreprises candidates au marché : non seulement au travers des élus et des agents de la collectivité qui auraient un intérêt direct, ou par personne interposée, dans une entreprise soumissionnaire, mais également au regard des liens unissant les entreprises avec les prestataires qui conseillent l’acheteur dans la procédure. A défaut, le juge administratif, voire le juge pénal, ne se priveront pas de rappeler à l’ordre l’acheteur public.

Conseil d’État, 14 octobre 2015, N° 390968

[1"Les États membres veillent à ce que les pouvoirs adjudicateurs prennent les mesures appropriées permettant de prévenir, de détecter et de corriger de manière efficace des conflits d’intérêts survenant lors des procédures de passation de marché, afin d’éviter toute distorsion de concurrence et d’assurer l’égalité de traitement de tous les opérateurs économiques.

La notion de conflit d’intérêts vise au moins toute situation dans laquelle des membres du personnel du pouvoir adjudicateur ou d’un prestataire de services de passation de marché agissant au nom du pouvoir adjudicateur qui participent au déroulement de la procédure ou sont susceptibles d’en influencer l’issue ont, directement ou indirectement, un intérêt financier, économique ou un autre intérêt personnel qui pourrait être perçu comme compromettant leur impartialité ou leur indépendance dans le cadre de la procédure de passation de marché."

[2Ce point est jugé contestable par Maître Nicolas Lafay qui a été l’un des premiers à remarquer cet arrêt. Suivre le lien dans le tweet en fin de page pour accéder à son commentaire.

[3Article 432-12 du code pénal

[4Conseil d’État, 9 mai 2012, N° 355756. Suivre le lien en fin de page.

[5Or, relève le juge, « à ce stade de la délibération, la procédure n’avait pas encore été organisée et les soumissionnaires n’étaient pas connus ».