Une entreprise n’ayant pas déposé d’offre et un élu d’opposition peuvent-ils contester devant le juge des contrats les conditions d’attribution d’un marché public ?
Le département du Tarn-et-Garonne lance un appel d’offres ouvert en vue de la conclusion d’un marché à bons de commande ayant pour objet la location de longue durée de véhicules de fonction pour les services du conseil général. Le 20 novembre 2006, la commission permanente du conseil général autorise le président de l’assemblée départementale à signer le marché avec une société retenue comme attributaire par la commission d’appel d’offres. Mais, dans le délai de deux mois, un conseiller général saisit le tribunal administratif de Toulouse d’une demande d’annulation pour excès de pouvoir de la délibération, au motif principalement que l’avis d’appel public à la concurrence ne comportait pas la rubrique « Procédures de recours » en méconnaissance des dispositions du règlement de la Commission du 7 septembre 2005.
Il obtient gain de cause devant le tribunal administratif qui annule la délibération attaquée pour violation des obligations de publicité et de mise en concurrence et invite les parties, à défaut de résolution amiable du contrat, à saisir le juge du contrat, ce que confirme la cour administrative d’appel de Bordeaux.
L’occasion pour le Conseil d’Etat d’apporter une importante modification à sa jurisprudence relative à la recevabilité de l’action des tiers à un contrat administratif. Jusqu’ici en effet, seules les parties signataires du contrat pouvaient en contester directement la validité devant le juge du contrat. Les tiers au contrat ne pouvaient contester, pour leur part, que les actes administratifs dits « détachables » du contrat, c’est-à-dire les actes préalables à sa conclusion, qui l’ont préparée et rendue possible [1]. L’annulation d’un acte « détachable » illégal ne débouchait qu’exceptionnellement sur l’annulation par ricochet du contrat lui-même.
Deux brèches avaient été ouvertes dans cet ordonnancement juridique au profit des candidats évincés qui se sont vu reconnaître par la jurisprudence le droit de former un recours devant le juge du contrat [2], et par le législateur celui de former un référé contractuel.
Dans l’arrêt "Conseil général du Tarn et Garonne" du 4 avril 2014, le Conseil d’Etat va plus loin et reconnaît à tous les tiers justifiant d’un intérêt lésé par un contrat administratif la possibilité de contester sa validité devant le juge du contrat. Pour préserver la stabilité des relations contractuelles, le Conseil d’Etat exige cependant que les tiers ne pourront se plaindre que des illégalités particulièrement graves ou en rapport direct avec leur intérêt lésé.
Intérêt à agir de tout tiers à un contrat administratif susceptible d’être lésé par le contrat
Désormais tous les tiers susceptibles d’être lésés par un contrat administratif peuvent introduire devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles. La seule limite fixée par le Conseil d’Etat : que le contrat soit susceptible de le léser dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine.
Intérêt à agir élargi des membres de l’organe délibérant de la collectivité
Le Conseil d’Etat va plus loin s’agissant des membres de l’organe délibérant de la collectivité, dont les prérogatives sont rapprochées du rôle du préfet dans l’exercice du contrôle de la légalité. Ainsi les conseillers municipaux, départementaux, régionaux ou communautaires peuvent contester la validité d’un contrat passé par leur collectivité :
Ce droit est même particulièrement étendu puisque les élus et le préfet peuvent invoquer tout moyen à l’appui de leur recours alors que les autres tiers ne peuvent invoquer que des vices en rapport direct avec l’intérêt lésé dont ils se prévalent ou ceux d’une gravité telle que le juge devrait les relever d’office :
Il s’agit là de la reconnaissance d’un pouvoir accru des conseillers d’opposition qui vont ainsi pouvoir jouer un rôle de surveillance sur les contrats de la collectivité et une forme de contrôle de la légalité bis.
Délai de 2 mois
Les tiers lésés ont deux mois pour agir à compter à compter de l’accomplissement des mesures de publicité du contrat. Et ce y compris si le contrat contesté est relatif à des travaux publics. Ils peuvent accompagner leur recours d’une demande tendant à la suspension du contrat. Le préfet, dans le cadre du contrôle de la légalité, reste recevable à contester la légalité de ces actes devant le juge de l’excès de pouvoir jusqu’à la conclusion du contrat, date à laquelle les recours déjà engagés et non encore jugés perdent leur objet :
Pouvoirs du juge du contrat
Ce n’est pas parce que les critiques formulées contre le contrat sont jugées recevables que le contrat sera automatiquement annulé. Plusieurs alternatives s’offrent en effet au juge du contrat selon la nature des vices constatés :
– décider la poursuite de l’exécution du contrat ;
– inviter les parties à prendre des mesures de régularisation dans un délai qu’il fixe ;
– résilier, le contrat, avec effet immédiat ou différé ;
– prononcer l’annulation totale ou partielle du contrat.
Dans toutes ces situations le juge pourra, s’il est saisi d’une demande en ce sens, indemniser le requérant du préjudice découlant de l’atteinte aux droits lésés [3] .
La résiliation (à effet immédiat ou différé) ne peut être prononcée qu’en présence d’irrégularités qui ne peuvent être couvertes par une mesure de régularisation et qui ne permettent pas la poursuite de l’exécution du contrat. Encore faut-il que le juge ait vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général. Quant à l’annulation (totale ou partielle) du contrat, elle est réservée aux situations où le contrat a un contenu illicite ou s’il se trouve affecté d’un vice de consentement ou de tout autre vice d’une particulière gravité que le juge doit relever d’office.
Application dans le temps
En raison de l’impératif de sécurité juridique, cette nouvelle voie de recours ouverte par le Conseil d’État ne pourra être exercée que contre les contrats signés à compter du 4 avril 2014. Pour les contrats signés avant cette date, les anciennes voies de recours sont donc seules valables.
Confirmation du marché passé par le conseil général
Le Conseil d’Etat annule l’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux lui reprochant de ne pas avoir recherché si l’irrégularité constatée avait été susceptible d’exercer, en l’espèce, une influence sur le sens de la délibération contestée ou de priver d’une garantie les personnes susceptibles d’être concernées par l’indication des procédures de recours contentieux.
Evoquant l’affaire au fond, le Conseil d’Etat estime "qu’il ne ressort pas des pièces du dossier que cette irrégularité [omission de porter les renseignements requis à la rubrique de l’avis d’appel public à la concurrence consacrée aux procédures de recours] ait été, dans les circonstances de l’espèce, susceptible d’exercer une influence sur le sens de la délibération contestée ou de priver des concurrents évincés d’une garantie, la société attributaire ayant été, d’ailleurs, la seule candidate".
Il ne saurait non plus être reproché au département d’avoir recouru au marché fractionné pour la location de ses véhicules de service, dès "qu’il ressort des pièces du dossier que, compte tenu du renouvellement à venir de l’assemblée départementale et de la perspective du transfert de nouvelles compétences aux départements, le département de Tarn-et-Garonne n’était pas en mesure d’arrêter entièrement l’étendue de ses besoins dans le marché".
Incidences possibles de cette jurisprudence sur le contentieux pénal de la commande publique
Quelles seront les incidences possibles de l’ouverture des vannes des recours devant le juge des contrats administratifs sur le contentieux pénal de la commande publique ? Les pessimistes pourraient y déceler une source d’alimentation supplémentaire des parquets qui pourront puiser dans ce contentieux administratif d’éventuels délits de favoritisme.
A moins qu’au contraire les tiers, et tout particulièrement les entreprises qui n’ont pas pu candidater, s’orientent désormais vers le juge administratif plutôt que vers le dépôt de plainte avec constitution de partie civile. La Cour de cassation, bien avant l’arrêt Tropic, a en effet admis la recevabilité de la constitution de partie civile d’une entreprise dont l’activité entre dans l’objet du marché, dès lors qu’elle dispose du personnel et du matériel adapté et que l’attribution irrégulière dudit marché a eu pour conséquence directe de lui faire perdre une chance d’en être déclarée attributaire [4]. La Cour de cassation ne distinguait dans cet arrêt pas selon que l’entreprise en question s’était portée ou non candidate au marché. Et pour cause : une méconnaissance des règles de publicité a précisément pu avoir pour objet, ou pour effet, d’éliminer des candidats potentiels.
L’arrêt du Conseil d’Etat du 4 avril 2014 ouvre une nouvelle voie pour ces entreprises dont l’intérêt est moins de vouloir faire condamner les responsables de la collectivité au pénal que d’obtenir l’annulation du marché sans préjudice d’une éventuelle indemnisation. Ainsi l’arrêt du Conseil d’Etat pourrait, par ricochet, se traduire par une dépénalisation partielle du contentieux de la commande publique. A suivre...
[1] CE, 4 août 1905, Martin, p. 749
[2] CE, Assemblée, 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, n° 291545
[3] La demande indemnitaire n’est pas soumise au délai de 2 mois : Avis du Conseil d’Etat n° 347002 du 11 mai 2011
[4] Cour de cassation, chambre criminelle, 28 janvier 2004, N° 02-86597