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L’obligation de sécurité de l’employeur et l’évaluation des risques professionnels à l’épreuve du covid-19

Tribunal judiciaire de Paris, 9 avril 2020, N° RG 20/52223

L’obligation d’évaluation des risques professionnels qui pèsent sur les employeurs est-elle atténuée pendant la crise sanitaire afin de faciliter la poursuite d’activité ?

 [1]

Non. Si la priorité doit être donnée à l’engagement des actions de prévention quitte à différer la retranscription de l’identification des risques dans le document unique, cette obligation formelle n’est pas pour autant suspendue pendant la durée de la crise sanitaire. Au contraire cette obligation est renforcée pour tenir compte spécifiquement de l’épidémie de Covid-19 et viser, autant que possible, à l’anticipation et à l’exhaustivité afin de garantir la santé et de la sécurité des travailleurs. Et l’employeur (qu’il soit public ou privé) ne saurait se contenter dans le document unique de paraphraser les recommandations publiques et officielles : dans l’exercice de son pouvoir de direction, il lui appartient de faire adopter des mesures opérationnelles et déclinables dans chaque unité de travail.

Estimant que la sécurité des agents qui assurent la continuité du service public n’était pas correctement assurée dans le cadre de l’épidémie, des organisations syndicales de La Poste saisissent le juge des référés du tribunal judiciaire afin qu’il soit enjoint à l’employeur de prendre les dispositions adéquates et d’évaluer à leur juste valeur les risques professionnels dans le document unique.

Le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris rend une ordonnance détaillée et particulièrement motivée qui souligne que les obligations de l’employeur dans le cadre de la catastrophe sanitaire, loin d’être mises entre parenthèses compte-tenu du contexte, sont au contraire renforcées.

Une obligation impérieuse d’évaluation des risques professionnels portant sur l’ensemble des unités de travail

Loin de constituer une cause d’exonération pour l’employeur, la crise sanitaire « est constitutive d’une obligation soudaine, nouvelle et impérieuse pour l’employeur, ayant immédiatement pour effet de modifier de manière complémentaire et exceptionnelle ses obligations générales d’appréhension des risques professionnels. Celles-ci doivent brusquement porter sur l’ensemble des unités de travail qu’il estime devoir mettre ou maintenir en place au titre de la continuité des services publics (...) et des divers besoins jugés essentiels pour la Nation. Il en résulte une obligation distincte et additionnelle d’évaluation des risques tenant compte spécifiquement de l’épidémie de Covid-19 et visant autant que possible à l’anticipation et à l’exhaustivité, s’agissant également de la santé et de la sécurité des travailleurs ».

Les mots sont forts et soulignent que le caractère exceptionnel de la crise sanitaire n’atténue pas les obligations qui pèsent sur l’employeur mais au contraire les renforce. Appliqué ici à La Poste, ce principe est pleinement transposable aux associations employeurs et aux collectivités territoriales, même si à l’égard de ces dernières le juge des référés judiciaire n’est pas compétent.

📌 Les infractions spécifiques du code du travail qui sanctionnent des manquements à des règles de sécurité ne sont pas applicables aux collectivités. En effet, seuls les livres Ier à V de la quatrième partie du Code du travail et les décrets pris pour leur application sont applicables aux collectivités. Or les dispositions pénales n’y figurent pas. Pour autant les collectivités ne peuvent s’affranchir du respect de ces règles : en cas d’accident (ou de contamination), le juge répressif tient compte des manquements relevés pour caractériser l’infraction d’homicide et blessures involontaires s’ils ont joué un rôle causal dans le dommage. C’est ce qu’a rappelé la Cour de cassation dans un arrêt rendu en 2015 (Cour de cassation, chambre criminelle, 12 mai 2015, N°13-80345) où elle avait souligné que l’impossibilité de retenir les infractions à la législation relative à la sécurité des travailleurs, au motif qu’une telle réglementation n’est pas applicable aux collectivités territoriales, ne faisait pas obstacle à ce que le comportement visé par lesdites infractions soit jugé constitutif d’une faute caractérisée fondant le délit d’homicide involontaire.

Des mesures de prévention adaptées...

En l’espèce, le juge de l’urgence reconnait que les mesures prises par l’employeur sont adaptées à la situation. En défense, La Poste avait en effet dressé une longue liste des mesures prises pour assurer la sécurité des agents (lire pages 12 à 14 de l’ordonnance). Le juge reconnaît que ces mesures « apparaissent suffisamment substantielles, variées et concrètes tout en se montrant aisément adaptées et déclinables aux divers échelons locaux et en s’insérant dans le cadre légal de l’obligation spécifique de santé et de sécurité prévue aux dispositions précitées de l’article L.4121-2 du code du travail. » Le juge salue à ce titre la réactivité de La Poste, le dispositif de prévention ayant été mis en place dès le début et parfois même en anticipation de la crise sanitaire.

Le juge relève ainsi qu’il n’est pas contestable que l’entreprise a d’une manière générale adopté l’ensemble de ces mesures de précaution et de prévention, d’une part en appliquant et complétant concrètement et localement les diverses directives et recommandations des pouvoirs publics et des autorités sanitaires, d’autre part en se concertant avec les CHSCT, organes naturellement compétents en matière de santé et de sécurité au travail, et en prenant des avis auprès du médecin coordinateur des services de santé au travail et de son groupe de réflexions constitué de quinze médecins.

L’occasion de rappeler que, depuis 2015, [2] l’employeur n’est plus tenu à une obligation de sécurité de résultat mais à une obligation de moyens renforcée : « ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail ».

... mais un défaut d’évaluation des risques professionnels dans le document unique

Le juge des référés relaye une note du Directeur général du travail du 30 mars 2020, invitant à laisser aux employeurs « ( ... ) un délai prenant en compte les circonstances pour formaliser l’évaluation ou la réévaluation des risques dans le document unique d’évaluation des risques (DUER), la priorité devant être donnée à l’action effective sur les conditions de travail ». Ainsi, poursuit le juge des référés, la formalisation écrite des risques identifiés et des mesures de prévention retenues dans un document unique « apparaît d’autant plus équilibré et mesuré qu’il est empreint d’une tolérance certaine quant aux délais impartis en considération précisément de ce contexte exceptionnel de crise sanitaire majeure ».

Pour autant, la crise sanitaire aiguë ne peut durablement dispenser l’employeur de son obligation d’information de l’ensemble de ses personnels. Il résulte en effet des dispositions de l’article L4121-2/7° du code du travail que l’employeur doit notamment « planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l’organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l’influence des facteurs ambiants ». Il appartient également à l’employeur d’élaborer à des fins d’information de son personnel un Document unique d’évaluation des risques (DUER). Cette obligation, corollaire du devoir d’information, procède du devoir même de prévention incombant à l’employeur.

Or force est de constater qu’aucun document de ce type n’existe encore au sein du Groupe La Poste « alors que près de quatre semaines se sont maintenant écoulées depuis la survenance de cette double situation de confinement général de la population et d’état d’urgence sanitaire ». En effet, ni la production d’informations largement réservées au personnel de direction, ni la mise en place d’une foire aux questions diffusée par la direction des ressources humaines, ne sont à même de se substituer à cette obligation d’information à l’intention de l’ensemble du personnel.

En outre, pour remplir cette obligation « l’employeur ne peut dans ce domaine se borner à paraphraser les recommandations publiques et officielles du Gouvernement ou des autorités sanitaires compétentes (à titre d’exemple : sur les gestes barrières) ou à annoncer des calendriers de réunions, eu égard précisément à cet impératif de spécificité visant à faire adopter dans l’exercice même de son pouvoir de direction des mesures génériques et adaptées pouvant bien sûr être de portée générale mais sous réserve de pouvoir se décliner sans difficultés majeures ni contretemps inutiles dans toute la gamme des différents échelons locaux ».

Les pouvoirs étendus du juge à l’égard des employeurs

Le juge dispose de pouvoirs élargis en cas de manquements de l’employeur à son obligation : les situations d’urgence et d’exception à prendre en considération ainsi que de trouble manifestement illicite à faire cesser et de dommage imminent à prévenir de manière immédiate ou dans les meilleurs délais sont parfaitement réunies au regard des articles 834 et 835 alinéa 1er du code de procédure civile.

L’employeur peut ainsi recevoir injonction judiciaire de s’y conformer sans que cela ne s’apparente à une substitution du juge dans son pouvoir propre de direction ou à une dénaturation du contrôle et des prérogatives judiciaires s’exerçant en principe et dans la majorité des cas a posteriori. Ce contrôle a priori s’exerce à l’image des prérogatives des services de l’inspection du travail en matière de prévention des accidents et maladies professionnels, ces derniers pouvant eux-mêmes d’ailleurs saisir ultérieurement la juridiction des référés dans ce même registre de contrôle.

Ainsi le juge de l’urgence civile peut contraindre un employeur à procéder à une « évaluation complète de toute la gamme et de la typologie possibles des risques professionnels, y compris les risques psychosociaux, et ordonner en conséquence des mesures adaptées de prévention au titre des impératifs et standards habituels de sécurité juridique et sanitaire, sans qu’il soit question d’attendre la commission de manquements à la loi ou la survenance de dysfonctionnements, d’incidents révélateurs de risques graves, d’accidents du travail ou de faits générateurs de maladies professionnelles ».

Pour rechercher une efficacité optimale, il est recommandé que ce type d’évaluation intervienne de manière partagée avec les instances représentatives du personnel compétentes, et pluridisciplinaire notamment en associant les services de la médecine du travail ou le cas échéant de l’Inspection du travail.

📌 Pour retenir sa compétence, le juge des référés judiciaire relève qu’en 2010, La Poste est devenue une société anonyme de droit privé et que par application d’un décret du 31 mai 2011 les employés de La Poste demeurent soumis quant à leurs conditions de santé et de sécurité au travail aux dispositions du code du travail. Le juge de l’urgence civile ne dispose pas des mêmes prérogatives à l’égard des personnes morales de droit public et notamment des collectivités territoriales même si les dispositions du code du travail relatives à la santé et à la sécurité s’y appliquent.
 
Mais le juge des référés du tribunal administratif pourrait être saisi de requêtes similaires. Dans une ordonnance du 23 octobre 2015, le juge des référés du Conseil d’Etat avait ainsi fait droit à la demande d’organisations syndicales demandant la suspension de l’exécution du refus par l’administration d’engager une enquête après le signalement d’un danger grave et imminent dans un service (enquête prévue à l’article 5-7 du décret n° 82-453 du 28 mai 1982 relatif à l’hygiène et à la sécurité du travail ainsi qu’à la prévention médicale dans la fonction publique [3]).
 
Pour suspendre en urgence le refus opposé par l’administration pour diligenter une enquête, le juge des référés avait pris en compte l’incertitude qui prévalait quant à la dégradation des conditions de travail des agents du service et avait relevé que les risques psycho-sociaux en découlant étaient préjudiciables à la sérénité des relations de travail comme au fonctionnement du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Il en serait a fortiori de même dans le contexte sanitaire actuel, si un employeur public refusait une enquête, le risque de contamination constituant un danger grave et imminent.
 
Le juge des référés du Conseil d’Etat avait refusé d’aller plus loin en l’espèce en enjoignant à l’administration de procéder à l’enquête demandée. Certes, avait concédé le Conseil d’Etat, le juge des référés peut non seulement suspendre l’exécution d’une décision administrative, mais aussi assortir cette suspension d’une injonction, s’il est saisi de conclusions en ce sens, ou de l’indication des obligations qui en découleront pour l’administration. Mais le Conseil d’Etat avait ajouté que les mesures prescrites devaient présenter un caractère provisoire, le juge des référés, saisi sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative, ne pouvant, sans excéder sa compétence, ordonner une mesure qui aurait des effets en tous points identiques à ceux qui résulteraient de l’exécution par l’autorité administrative d’un jugement annulant la décision administrative contestée.
 
Certes un référé mesures-utiles pourrait être tenté mais le Conseil d’État [4] a souligné le caractère subsidiaire du référé régi par l’article L. 521-3, le juge saisi sur ce fondement ne pouvant prescrire les mesures qui lui sont demandées lorsque leurs effets pourraient être obtenus par les procédures de référé régies par les articles L. 521-1 (référé-suspension) et L 521-2 (référé-liberté). Un point à souligner au regard de cette dernière jurisprudence : dès lors qu’il s’agit de prévenir un péril grave, le référé peut faire obstacle à l’exécution d’une décision administrative.
 
D’une manière générale en matière de santé et sécurité au travail, le pouvoir d’injonction du juge des référés administratif à l’égard d’un employeur public semble moins étendu que celui du juge de l’urgence civile à l’égard d’un employeur relevant du droit privé. Les risques encourus par les travailleurs sont pourtant dans les deux cas rigoureusement identiques. Peut-être que sous l’effet de la crise sanitaire et du danger grave de contamination, le juge des référés du Conseil d’Etat se montrera plus directif. Rappelons à cet égard que dans son ordonnance du 22 mars 2020, le juge des référés du Conseil d’Etat a confirmé que, le droit au respect de la vie, rappelé notamment par l’article 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, constitue bien une liberté fondamentale au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative relatif au référé-liberté.

[1Photo par Engin Akyurt sur Unsplash

[2Cour de cassation, chambre sociale, 25 novembre 2015, N° 14-24444

[3« Le représentant du personnel au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail qui constate qu’il existe une cause de danger grave et imminent, notamment par l’intermédiaire d’un agent, en alerte immédiatement le chef de service ou son représentant selon la procédure prévue au premier alinéa de l’article 5-5 et consigne cet avis dans le registre établi dans les conditions fixées à l’article 5-8.

Le chef de service procède immédiatement à une enquête avec le représentant du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail qui lui a signalé le danger et prend les dispositions nécessaires pour y remédier. Il informe le comité des décisions prises.

En cas de divergence sur la réalité du danger ou la façon de le faire cesser, notamment par arrêt du travail, de la machine ou de l’installation, le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail compétent est réuni d’urgence, dans un délai n’excédant pas vingt-quatre heures. L’inspecteur du travail est informé de cette réunion et peut y assister.

Après avoir pris connaissance de l’avis émis par le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail compétent, l’autorité administrative arrête les mesures à prendre.

A défaut d’accord entre l’autorité administrative et le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail sur les mesures à prendre et leurs conditions d’exécution, l’inspecteur du travail est obligatoirement saisi »

[4Conseil d’Etat, 5 février 2016, N° 393540 pour un détenu qui demandait en référé que lui soit délivré le matériel nécessaire à l’entretien de sa cellule et à son hygiène personnelle.