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Respect de la neutralité vestimentaire au travail : les prérogatives de l’employeur

Cour d’appel de Versailles, chambre sociale, 18 avril 2019, N°18/021898

Un employeur privé (association ou entreprise) peut-il licencier une salariée qui refuse de retirer son voile lors de contacts avec les clients (ou le public accueilli) ?

 [1]

Oui mais sous de strictes conditions :

 la neutralité vestimentaire doit être prévue dans le règlement intérieur de l’entreprise (ou de l’association) ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur (une règle non écrite ne suffit pas) ;
 la clause de neutralité vestimentaire ne doit pas cibler une confession mais doit s’appliquer à tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail ;
 cette clause générale et indifférenciée ne peut s’appliquer qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients (ou le public s’agissant des associations) ;
 en cas de refus d’un salarié de se conformer à une telle clause dans l’exercice de ses activités professionnelles auprès des clients de l’entreprise, l’employeur doit, avant de procéder au licenciement, rechercher s’il est possible de lui proposer un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec les clients ou le public (en tenant compte des contraintes inhérentes à l’entreprise ou à l’association et sans que celle-ci ait à subir une charge supplémentaire).

En l’espèce une entreprise avait licencié une personne de confession musulmane qui avait refusé d’ôter son voile lors de ses rendez-vous avec les clients qui avaient exprimé leur gêne. Les juges estiment que l’employeur n’a pas respecté ces règles et ne pouvait donc procéder au licenciement de l’intéressée. En effet la règle de neutralité invoquée par l’employeur n’était pas écrite et était discriminatoire en ce qu’elle imposait la neutralité vestimentaire aux seules convictions religieuses. Pour être légale, la neutralité vestimentaire aurait dû être écrite et n’aurait pas dû se limiter aux seuls signes religieux.

Une ingénieure, salariée d’une entreprise de conseil, est licenciée en raison de son refus de retirer son voile pour se rendre à un rendez-vous avec une entreprise cliente. Des collaborateurs de cette entreprise cliente avaient en effet exprimé leur gêne et il avait été demandé à la salariée de retirer son voile lors d’un prochain rendez-vous au sein de cette entreprise.

La lettre de licenciement reproche expressément à la salariée de refuser d’enlever le voile lorsqu’elle est en contact avec la clientèle. L’employeur justifie cette mesure par la nécessité d’encadrer l’expression du fait religieux et de respecter les convictions des autres travailleurs.

S’estimant victime d’une mesure discriminatoire, l’intéressée saisit le conseil de prud’hommes. Si elle admet que l’interdiction du port du voile en application d’une règle interne de l’entreprise n’est pas, en soi, discriminatoire, elle ajoute que c’est à la condition que la règle soit neutre, c’est-à-dire, vise non seulement le port du voile islamique, mais aussi le port de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail.

Les juges prud’homaux, confirmés par les magistrats de la cour d’appel, rejettent le recours considérant que le licenciement est fondé sur une cause réelle et sérieuse.

Question préjudicielle à la Cour de Justice de l’Union Européenne

Sur pourvoi de la salarié, la Cour de Cassation sollicite l’avis de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) par une question préjudicielle :

« Les dispositions de l’article 4, § 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, doivent-elles être interprétées en ce sens que constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, le souhait d’un client d’une société de conseils informatiques de ne plus voir les prestations de service informatiques de cette société assurées par une salariée, ingénieur d’études, portant un foulard islamique ? »

Les magistrats de la Cour de cassation avaient présent à l’esprit deux arrêts (Affaires C-157/15 et C-188/15) rendus le 14 mars 2017 par la CJUE. Celle-ci avait jugé :

- qu’« une règle interne d’une entreprise interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux ne constitue pas une discrimination directe. » ;

- que « la volonté d’un employeur d’afficher une image de neutralité vis-à-vis de ses clients, tant publics que privés, est légitime, notamment lorsque seuls sont impliqués les travailleurs qui entrent en contact avec les clients » ;

- le tout « à condition que cette politique soit véritablement poursuivie, de manière cohérente et systématique », que l’interdiction ne vise que les employés qui sont en relation avec les clients et que l’interdiction soit « considérée comme strictement nécessaire pour atteindre le but poursuivi. »

La CJUE répond par la négative à la question préjudicielle de la Cour de cassation :

« la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de cette disposition ».

La Cour de cassation casse en conséquence l’arrêt de la cour d’appel considérant que les premiers juges ont fait une mauvaise application du droit.

Un licenciement jugé discriminatoire

C’est à ce titre que la cour d’appel de Versailles se voit confier l’affaire et tranche en faveur de la salariée licenciée :

« L’employeur, investi de la mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié, peut prévoir dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur, en application de l’article L. 1321-5 du code du travail, une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors que cette clause générale et indifférenciée n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients.

 

En présence du refus d’un salarié de se conformer à une telle clause dans l’exercice de ses activités professionnelles auprès des clients de l’entreprise, il appartient à l’employeur de rechercher si, tout en tenant compte des contraintes inhérentes à l’entreprise et sans que celle-ci ait à subir une charge supplémentaire, il lui est possible de proposer à la salariée un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec ces clients, plutôt que de procéder à son licenciement. »

La cour d’appel de Versailles reproche à l’employeur de ne pas avoir édicté de règles écrites :

lorsque l’employeur "« envisage d’instaurer des règles de nature à constituer une restriction aux droits des personnes et aux libertés individuelles, comme la liberté d’exprimer ses convictions religieuses, politiques ou philosophiques, il ne peut le faire, sous le contrôle de l’inspection du travail et du juge, que par le biais du règlement intérieur ou d’une note de service soumise aux mêmes règles et dans le respect des dispositions des articles L. 1321-1 et suivants du code du travail qui prévoient la consultation des institutions représentatives du personnel et la publicité des normes internes ainsi produites. Tel n’est pas le cas d’une règle non écrite »".

La cour d’appel conclut à l’existence d’une discrimination fondée sur la religion. En effet, même si la règle non écrite invoquée par l’entreprise ne ferait aucune distinction entre les différentes confessions, croyances ou pratiques religieuses, il reste qu’une « règle qui a pour seul objet d’encadrer le fait religieux, n’opère pas de traitement identique de tous les travailleurs de l’entreprise, en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, notamment une neutralité vestimentaire s’opposant au port de signes visibles de convictions politiques, philosophiques ou religieuses ». Autrement dit pour être légale, la neutralité vestimentaire n’aurait pas dû se limiter aux signes religieux mais aurait dû s’étendre à toutes les manifestations extérieures de convictions qu’elles soient de nature religieuse, politique ou philosophique.

Et la cour d’appel de renvoi de conclure que « le licenciement, qui repose sur un motif lié à l’expression par la salariée de ses convictions religieuses, est discriminatoire et se trouve de ce fait frappé de nullité ».

Le précédent de l’affaire de la crèche Baby-Loup

Rappelons que la Cour de cassation, dans un arrêt d’assemblée plénière rendu le 25 juin 2014 dans l’affaire dite de la Crèche Baby-Loup, avait validé le licenciement d’une salariée en contact avec les enfants ayant refusé de retirer son voile. Les magistrats ont en effet estimé « que la restriction à la liberté de manifester sa religion édictée par le règlement intérieur ne présentait pas un caractère général, mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés de l’association et proportionnée au but recherché ». Le législateur est depuis intervenu [2] en insérant un article L1321-2-1 dans le code du travail :

« Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »

Cour d’appel de Versailles, chambre sociale, 18 avril 2019, n°18/021898

NB

Cette décision concerne les salariés du secteur privé. La solution est différente s’agissant d’agents publics qui sont soumis de plein droit au devoir de réserve et de neutralité en raison de leur statut. La cour administrative d’appel de Versailles ((Cour Administrative d’Appel de Versailles, 6 octobre 2011, N° 09VE02048) a ainsi validé le licenciement d’une assistante maternelle communale qui, en signe d’appartenance religieuse, portait un bandana et refusait de l’enlever : "le fait pour un agent public, quelles que soient ses fonctions, de manifester dans l’exercice de ces dernières ses croyances religieuses, notamment en portant un signe destiné à marquer son appartenance à une religion, constitue un manquement à ses obligations professionnelles et donc une faute".
La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH, 26 novembre 2015, N° 64846/11 ) a jugé, dans le même sens, estimant que le non-renouvellement du contrat CDD – contrat à durée déterminée – dans un établissement public, d’une assistance sociale refusant d’ôter son voile n’était pas contraire à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme qui prévoit que toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion.

En revanche les parents d’élèves autorisés à accompagner les sorties scolaires sont des usagers du service public de l’éducation non soumis au devoir de neutralité religieuse en l’absence de dispositions législatives spécifiques. Seules des considérations liées à l’ordre public ou au bon fonctionnement du service peuvent, au cas par cas, être invoquées (Tribunal administratif de Nice, 9 juin 2015, n° 1305386)

[1Photo : Sofia Mvila sur Unsplash

[2Loi n°2016-1088 du 8 août 2016