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Protection fonctionnelle et violences, menaces, injures, diffamations... (4/4)

Les conflits internes à la collectivité

Intervenant :

 Me Joël Bernot, avocat en droit public

Réactions de :

 Jean-Paul Denizet, président de chambre, Tribunal administratif de Poitiers

 Me Didier Seban


 [1]

 Bruno Leprat

Quel est un peu le slogan que vous portez en direction de ces gestionnaires de collectivités ?

 Joël Bernot

Je ne sais pas si on porte un slogan mais je pense que, en tant qu’avocat, nous ne sommes saisis que de cas délicats. On est saisi que des cas dans lesquels la collectivité a une hésitation sur le bien-fondé d’une demande de protection qui lui est présentée par un agent. Donc la plupart des cas, en réalité, ne nous remontent pas. Et sur ces cas délicats, je crois qu’il y a aussi de notre part, une explication à fournir auprès de la collectivité, sur le mécanisme de l’article 11 qui est connu de tout le monde.

L’article 11 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, pour les fonctionnaires, c’est le texte qui consacre le principe de la protection, tout le monde sait qu’il existe. Par contre, on ne sait pas forcément ce qu’il recouvre et la collectivité ne sait pas forcément quels sont ses droits lorsqu’elle met en œuvre la protection.

Elle ne sait pas nécessairement si elle va pouvoir - si elle décide de réparer elle-même le préjudice subi par son agent –récupérer par exemple les sommes qu’elle a allouées au fonctionnaire. Alors, je crois que c’était votre première interrogation, la collectivité peut-elle obtenir le remboursement auprès du responsable de l’agression, des sommes qu’elle a versées à son agent au titre de l’indemnisation ? C’est l’article 11, le cinquième alinéa qui répond assez clairement à cette question. Le texte prévoit que la collectivité est subrogée. C’est un mécanisme de subrogation légale.

La collectivité est subrogée aux droits de la victime pour obtenir la restitution des sommes versées au fonctionnaire intéressé. Ainsi, une fois qu’elle a indemnisé l’agent, elle bénéficie du droit dont disposait l’agent de se retourner contre le tiers responsable. Mais à hauteur uniquement des sommes qu’elle a versées à son agent. Il n’est pas question pour elle, de demander plus que ce qu’elle a versé.

 Bruno Leprat

Vous avez eu l’occasion de faire appliquer cet article 11 ?

 Joël Bernot

Oui tout à fait. Il faut comprendre que la collectivité, en fait, a le choix soit d’attendre que la juridiction pénale, si elle essaisie, se prononce et condamne l’auteur à verser telle somme à titre de dommages et intérêts à l’agent victime, soit d’assurer elle-même ab initio la réparation du préjudice.

On sait que quand on part sur une procédure pénale, on part pour plusieurs mois ou plusieurs années. Or on a un préjudice qui est immédiat. L’agent a été victime d’une agression physique, il subit un préjudice qui est immédiat. La collectivité - c’est pour le coup le troisième alinéa de l’article 11 - a une obligation de réparation. Mais le texte ne dit pas si cette obligation de réparation doit être mise en jeu immédiatement ou si elle doit être mise en jeu après que la justice pénale ait fait son travail. Peut-être que la ville de Rennes a une expérience en la matière.

Notre conseil est de dire à la collectivité - tout dépend bien sûr de la gravité de l’agression - d’assurer une réparation, en tous cas, une première réparation, d’apprécier à sa juste mesure le préjudice subi par l’agent. L’agent a ainsi l’impression
que la collectivité a tout de suite traité sa demande. De fait, elle a accordé sa protection en réparant le préjudice.

Si la collectivité attend l’issue du procès pénal, et elle peut le faire, d’une part ça peut être long et d’autre part, elle peut après s’estimer liée par le montant des dommages et intérêts qui seront alloués par le juge pénal à l’agent. Or, si le tribunal correctionnel condamne l’auteur des faits à hauteur de 8 000 ? par exemple à titre de dommages et intérêts, la collectivité reste souveraine dans son appréciation du préjudice.

Si elle peut accorder plus à l’agent, elle peut aussi lui accorder moins. On peut avoir une estimation par exemple, d’un préjudice comme le préjudice moral, qui va être différente selon qu’il est apprécié par la collectivité ou selon qu’il est apprécié par le tribunal correctionnel. La collectivité peut considérer que le préjudice moral de l’agent est plus important que les dommages et intérêts qui lui ont été alloués.

 Bruno Leprat

Je vais vous laisser le choix, la dernière affaire que vous avez gagnée sur un sujet de ce genre ou perdue.

  Joël Bernot

Vous me laissez le choix, je vais vous parler alors d’une affaire que j’ai gagnée. C’était une affaire qui se déroulait devant le Tribunal administratif de Poitiers. Je crois sous la présidence de Mr Denizet. Cela concernait une agression entre agents dans un couloir.

Un agent, représentant du personnel, s’était senti agressé, injurié plus précisément par un agent qu’il avait croisé dans ce couloir. Et il avait formé une demande de protection auprès de sa collectivité, étant précisé que cet agent représentant du personnel, était en conflit ouvert avec sa collectivité depuis des années.

Il forme sa demande de protection et fournit le témoignage d’un collègue de travail, qui est son plus proche collaborateur et qui est lui-même en conflit avec la collectivité et qui est quelque part un peu son complice dans ce conflit. Et tous les deux s’adressent à leur collectivité, fournissent des témoignages concordants et forment une demande de protection. La collectivité mène une enquête interne. Elle convoque l’agent qui les a croisés...

 Bruno Leprat

Sans rapport hiérarchique entre les deux ? Ce sont deux collègues, on est d’accord.

 Joël Bernot

Pour vous dire, les deux agents qui forment la demande sont deux agents de catégorie A, et l’agent qu’ils ont croisé est un agent de catégorie C qui travaille dans le service d’à côté. Donc, ils forment une demande au titre de la protection, fournissant donc des témoignages.

La collectivité interroge l’agent qui est censé avoir injurié mais qui ne se rappelle plus des faits. Cet agent ne lui fournit pas d’éléments lui permettant d’avoir des doutes sérieux sur la demande, puisqu’il ne nie pas. Il ne se rappelle plus…

Pour autant, la collectivité, vous imaginez bien, compte tenu notamment du peu d’importance des faits - c’est un mot échangé dans un couloir - n’a pas forcément envie d’accorder sa protection. Elle refuse donc la protection. Procès devant le tribunal administratif et nous défendons la collectivité en faisant valoir que l’agent qui a été injurié, si tant est qu’il l’ait vraiment été, n’a pas été visé en sa qualité d’agent public mais en qualité de représentant du personnel. Le Tribunal administratif de Poitiers nous a suivis sur ce dossier.

 Bruno Leprat

Vous évoquiez justement ces relations inter-agents, cette conflictualité entre pairs…

 Joël Bernot

Oui, les conflits entre agents, c’est pour moi, la situation la plus délicate à gérer pour une collectivité. Il est évident que si la collectivité accorde sa protection dans l’hypothèse d’un conflit entre agents, quelque part, elle va prendre partie pour un agent contre un autre. Alors, certes, il y a des cas dans lesquels ça ne pose pas de difficulté.

Il y a ainsi des cas dans lesquels il y a eu une agression qui s’est déroulée en présence de nombreux témoins. Dans ces cas-là, la collectivité est tenue d’accorder sa protection. Cela peut être encore le cas si l’agent, supposé agresseur, ne nie pas les faits, voire même les reconnaît explicitement.

Dans ce cas, la collectivité a une marge de manoeuvre qui est très restreinte, puisque on retombe sur la fameuse notion d’intérêt général pour éventuellement refuser la mise en oeuvre de la protection. Il existe des conclusions de commissaires du gouvernement qui essayent de définir ce que pourrait être l’intérêt général, mais je ne connais pas de décision de jurisprudence qui aurait reconnu qu’une collectivité pouvait refuser la mise en oeuvre de la protection pour un motif d’intérêt général.

En revanche, il existe des jurisprudences qui viennent écarter ce motif. Parce que bien souvent, quand la collectivité n’a plus de ressources pour refuser la mise en oeuvre de la protection, c’est son dernier recours, elle invoque l’intérêt général. En cas de conflit entre agents, des collectivités ont imaginé que le souci d’apaisement au sein des services pouvait être un motif d’intérêt général ; cela a été systématiquement refusé. Il existe des décisions de juge administratif sur ce point.

Donc, quand les faits sont clairs, sont établis, la collectivité n’a pas tellement d’autres choix que de mettre en oeuvre sa protection. Pour autant, elle dispose toujours du choix des moyens. À travers la mise en oeuvre de la protection, elle peut donner une plus ou moins grande répercussion à l’affaire. La mise en œuvre de la protection, si elle estime que les faits sont gravissimes, cela peut être l’engagement de poursuites disciplinaires, l’assistance fournie dans une procédure pénale, mais cela peut se limiter, dans certains cas, à déplacer un agent d’un service à un autre, à un communiqué, à un rappel, une espèce de rappel à l’ordre... ce choix est bien sûr toujours soumis au contrôle du juge administratif.

Ce sont les cas simples. Dans les cas complexes, la situation n’est pas claire. L’agent qui est accusé d’avoir agressé son collègue, nie farouchement les faits. L’agent qui se plaint, lui, n’a pas d’éléments probants à son dossier. Il ne fournit aucun témoignage ou il fournit des témoignages d’agents dont on peut douter de leur partialité. Vous avez des conflits entre agents et on peut légitimement, penser qu’un témoignage d’un agent qui vient soutenir un collègue est à prendre avec précaution. Que doit faire la collectivité dans de telles hypothèses ? Le conseil que je donne à la collectivité, c’est de vérifier un certain nombre d’éléments avant de statuer.

Elle doit se poser à mon sens, trois questions. La première question est celle-ci : y a-t-il eu une attaque au sens des dispositions de l’article 11 ? Parce que la jurisprudence est relativement nuancée sur ce point. L’article 11 dispose que l’agent a droit à une protection en cas d’attaque, menace, injure, voie de fait, etc. Mais la liste n’est pas exhaustive. Et vous avez des jurisprudences sur ce point là ; là je pense à une jurisprudence récente notamment.

Il s’agit d’un arrêt de la Cour administrative de Versailles. Dans cette affaire, un agent s’était senti agressé par un de ses collègues. Ledit collègue s’était avancé, souligne le juge, avec véhémence en direction de l’agent et en proférant des propos peu amènes. Alors, cela pouvait être considéré comme menaçant - et la notion de menace, vous savez, c’est très subjectif. Qu’est-ce qu’une menace ? On peut s’avancer en étant menaçant ou s’avancer dans le cadre d’une discussion un peu animée, sans être pour autant menaçant. Donc l’agent s’était senti menacé et avait formé une demande, la collectivité avait refusé. Recours au juge.

Le juge a considéré qu’il n’y avait pas d’attaque au sens des dispositions de l’article 11. Le simple fait de s’avancer en proférant des propos peu amènes, ne constitue pas en soit une attaque.
Donc premier travail, la qualification juridique des faits. Deuxième travail, vérifier leur matérialité. C’est un cheminement que connaissent bien les juristes. Vérifier leur matérialité, c’est-à-dire vérifier que l’agent qui se plaint a des éléments sérieux à son dossier. S’il n’a aucun élément, si cela s’est passé hors de tous témoins, s’il n’y a pas de trace, pas d’arrêt de travail, il n’y a rien du tout, la collectivité, à mon sens, prend un risque en lui accordant la protection. Et puis, troisième élément...

 Bruno Leprat

J’étais en train de me dire que la vidéosurveillance dans les couloirs des collectivités pouvait aussi, le moment venu, servir de pièces à conviction.

 Joël Bernot

Oui, tout à fait. Je ne sais pas s’il y a de la vidéosurveillance dans les couloirs de la mairie de Rennes... Le troisième élément à vérifier, c’est l’élément dont j’ai parlé tout à l’heure et qui a permis à la collectivité que je défendais de refuser la demande de protection. L’agent a-t-il été visé en sa qualité d’agent public ?

C’est important parce que très souvent, on constate que ces conflits entre agents sont l’émanation d’un conflit d’ordre privé. C’est-à-dire que vous avez un conflit entre deux agents, un conflit de voisinage, et puis finalement, les agents s’expliquent sur le lieu du travail. Dans ce cas-là, la collectivité ne doit pas sa protection puisque l’agent, pour qu’il soit protégé, doit avoir été visé en sa qualité de fonctionnaire. Donc, la collectivité doit mettre en oeuvre la protection, si elle peut répondre à l’affirmative à ces trois éléments.

 Bruno Leprat

Jean-Paul Denizet, est-ce que vous, du côté d’un tribunal administratif, vous avez toujours une vue précise de ce qui s’est passé, ou même vous, vous n’arrivez pas parfois à vous faire une conviction intime ?

 Jean-Paul Denizet

Nous n’avons que la vision des faits que les parties veulent bien nous donner par écrit, le cas échéant, avec quelques précisions orales pour l’illustrer. Mais c’est vrai que si les parties ont bien débattu entre elles et ont bien écrit, a priori, nous avons quand même les éléments pour juger.

 Bruno Leprat

Alors, quel conseil donneriez-vous aux collectivités, complémentairement à ceux de Joël Bernot, pour justement faire cela dans les règles de l’art ?

 Jean-Paul Denizet

C’est très difficile de donner un conseil car lorsqu’on vient devant le juge, c’est que, a priori, on a fait tout ce qu’on pouvait avant pour éviter cette échéance. Donc c’est que l’on ne peut pas faire grand-chose de plus. Le conseil, c’est exactement le même que celui qui vient d’être donné.

C’est réfléchir à deux fois avant de prendre la décision, notamment dans les conflits entre agents, car souvent se sont des peccadilles qui sont à l’origine du conflit, même si parfois on observe également ce que j’appellerai prudemment des cas de terrorisme juridique. Ça existe et dans ces cas-là, il est toujours très difficile de faire la part des choses. Si les faits sont établis, je pense qu’il ne faut pas hésiter à recourir au mécanisme de la protection.

Et puis, ensuite, l’argumentation contentieuse est extrêmement importante, parce que le juge, certes, prend en compte des éléments objectifs de preuve comme des témoignages, mais se fonde également, faute de témoignage, sur l’argumentation des parties, son degré de précision et le fait que certains éléments soient ou non contestés.

 Me Didier Seban

Rapidement, deux choses. C’est vrai qu’il y a beaucoup de conflits en cas de changement de municipalité et nous avons de nombreux sur le problème de la protection fonctionnelle, accordée soit aux anciens élus, soit aux anciens emplois fonctionnels, directeurs généraux, directeurs généraux adjoints. Et il peut être utile, et là je ne fais pas de publicité pour la SMACL pour éviter des difficultés d’avoir sa propre assurance, et moi je recommande toujours aux maires et aux directeurs généraux d’avoir leur propre assurance parce que cela évite ces conflits. Parce qu’autrement, c’est très complexe. Si on vous refuse la protection fonctionnelle, si l’ancienne mairie vous refuse la protection fonctionnelle, vous devez attaquer devant le tribunal administratif, donc payer un avocat - vous pouvez le faire seul mais si vous n’êtes pas juriste - pour le faire...

[1Photo : © Alexander Kalina