Les règles de prescription prévues par le code civil sont-elles opposables à une commune qui a émis un titre exécutoire contre l’ancien maire condamné pour détournement de fonds publics ?
Oui. Il résulte de la réforme de la prescription civile de 2008 et du nouvel article 2224 du code civil que "les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par 5 ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ". Cependant la demande en justice interrompt le délai de prescription même lorsqu’elle est portée devant une juridiction incompétente ou lorsque l’acte de saisine de la juridiction est annulé par l’effet d’un vice de procédure. En l’espèce le juge administratif a dû jongler avec ces différentes règles dans la mesure où la réforme est intervenue en cours de procédure laquelle a connu de multiples rebondissements. Condamné définitivement en 2007 pour détournement de fonds publics après avoir organisé des soirées pour son anniversaire entre 1988 et 1998 sur le budget de la commune, l’ancien maire devra rembourser un peu plus de 12 000 euros à la commune. Celle-ci en réclamait plus de 50 000 euros mais les sommes correspondant aux cérémonies organisées avant 1993 ne pouvaient plus être recouvertes du fait de la prescription. Surtout le tribunal administratif avait estimé que les cérémonies litigieuses n’étaient que partiellement privées, les agents communaux et les élus du conseil étant également invités. Le tribunal en avait déduit que l’ancien maire n’était redevable personnellement que de 35 % des dépenses engagées par la commune pour ces soirées. La cour administrative d’appel regrette à demi-mot que la commune n’ait pas formé un appel incident sur ce point estimant, pour sa part, que les soirées litigieuses présentaient "un caractère purement privé dès lors qu’elles visaient clairement à célébrer l’anniversaire [du maire], dans son propre intérêt, avec remise d’un cadeau et d’un film souvenir".
En février 2007 un ancien maire (commune de 6000 habitants) est définitivement condamné pour avoir, entre 1988 et 1998, financé sur fonds publics sa soirée d’anniversaire à laquelle il conviait également le personnel communal et les élus. Il est condamné pour détournement de fonds publics à 4 000 euros d’amende et à deux ans d’interdiction des droits civiques, civils et de famille, ce que confirme la Cour de cassation (Cass crim 14 février 2007 N° de pourvoi : 06-81107).
Parallèlement, par exploit d’huissier délivré le 18 décembre 2002, la commune assigne l’ancien maire de la commune devant le tribunal de grande instance de Thionville aux fins de le faire condamner, sur le fondement des dispositions de l’article 1235 du code civil, à verser la somme de 52 614,69 euros en réparation du préjudice subi à raison des sommes versées par la commune dans le cadre de ces cérémonies annuelles. Mais par un jugement du 7 avril 2006, le tribunal de grande instance se déclare incompétent au profit des juridictions de l’ordre administratif [1].
Trois ans plus tard (en août 2009, soit plus de 20 ans après l’organisation des premières soirées litigieuses...), le nouveau maire de la commune émet un titre exécutoire à l’encontre de l’ancien maire portant sur un montant de 52 614,69 euros correspondant au remboursement des sommes versées par la commune pour l’organisation de l’ensemble des cérémonies.
Mais ce titre est jugé irrégulier en la forme par le tribunal administratif de Strasbourg le 5 octobre 2011.
Qu’à cela ne tienne, le maire émet (près de deux ans après ce jugement) un nouveau titre le 22 avril 2013 fondé sur le même motif et portant sur le même montant.
Sans surprise, l’ancien maire refuse toujours de payer contestant l’illégalité du titre de recettes et soulevant la prescription de la demande de la commune à son encontre.
Cette fois le tribunal administratif de Strasbourg, par un jugement rendu le 8 avril 2015, valide le titre de recettes ! Un bon point pour les deniers publics. Mais il estime dans le même temps que la commune ne peut réclamer que la somme de 18 415,14 euros : en effet, selon le tribunal, les fêtes litigieuses présentaient en grande partie un intérêt communal dès lors que le personnel communal et les élus du conseil étaient également invités. L’ancien maire n’est ainsi déclaré personnellement redevable des sommes engagées qu’à hauteur de 35 %...
La Cour administrative d’appel de Nancy confirme la validité du titre de recettes mais ramène la somme à 12 444,81 euros. Mais cette fois par une stricte application des règles relatives à la prescription tout en regrettant implicitement que la commune n’ait pas formé d’appel incident pour contester le taux de 65 % des sommes mises à sa charge.
Le nouveau maire pouvait bien émettre un titre de recettes contre son prédécesseur...
Le maire en exercice était bien fondé à émettre un titre exécutoire contre son prédécesseur. En effet :
– "lorsqu’une commune entend affirmer l’existence d’une créance à l’égard d’un tiers, il lui appartient, en dehors du cas des créances contractuelles, d’émettre un titre de recettes. Le fondement de la créance ainsi constatée doit cependant se trouver dans les dispositions d’une loi, d’un règlement ou d’une décision de justice, ou dans les obligations contractuelles ou quasi-délictuelles du débiteur [2]" ;
– il résulte de l’instruction que le titre litigieux a été émis par le maire au regard des obligations quasi délictuelles de son prédécesseur découlant de l’utilisation de fonds publics à des fins privées.
... mais la commune a trop tardé à demander le paiement de de ces sommes
A cet égard la cour administrative d’appel de Nancy rappelle les règles relatives à la prescription civiles telles qu’elles ont été modifiées par la réforme de 2008 :
– alors que l’ancien article 2270-1 du code civil disposait que "les actions en responsabilité civile extra-contractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation", le nouvel article 2224 du code civil dans sa version issue du 17 juin 2008 dispose désormais que "les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par 5 ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer" ;– l’article 2222 du code civil dispose : " en cas de réduction de la durée du délai de prescription (...), ce nouveau délai court à compter du jour de l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure ".
– il résulte des dispositions de l’article 2231 du code civil que : " l’interruption efface le délai de prescription acquis. Elle fait courir un nouveau délai de même durée que l’ancien ".
– selon les termes de l’article 2232 du même code : " Le report du point de départ, la suspension ou l’interruption de la prescription ne peut avoir pour effet de porter le délai de la prescription extinctive au-delà de vingt ans à compter du jour de la naissance du droit ".
– aux termes de l’article 2242 du même code : " L’interruption résultant de la demande en justice produit ses effets jusqu’à l’extinction de l’instance ".
– enfin, aux termes de l’article 2241 du même code : " La demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion. / Il en est de même lorsqu’elle est portée devant une juridiction incompétente ou lorsque l’acte de saisine de la juridiction est annulé par l’effet d’un vice de procédure ".
Voilà pour le rappel des règles. Restait à les appliquer au cas d’espèce ce qui n’était pas une mince affaire puisque la réforme de la prescription est intervenue en cours de la procédure qui a connu de multiples rebondissements :
– la commune n’ayant introduit son action tendant à la condamnation de l’ancien maire à lui verser la somme de 52 614,69 euros devant le tribunal de grande instance de Thionville que le 18 décembre 2002 [3], il résulte de la prescription décennale de l’ancien article 2270-1 du code civil applicable à l’espèce que la commune ne pouvait lui demander de rembourser les sommes correspondant aux dépenses effectuées à hauteur de 17 058,08 euros au titre des années antérieures à l’année 1993 pour l’organisation des cérémonies d’anniversaire le 24 janvier de chaque année ;– en revanche cette assignation a eu pour effet d’interrompre le délai qui lui était ouvert aux fins d’engager l’action en responsabilité quasi délictuelle à l’encontre l’ancien maire pour obtenir la réparation du dommage découlant, à compter de l’année 1993, du financement indu de cérémonies organisées par celui-ci à des fins étrangères à l’intérêt public communal ;
– un nouveau délai de dix ans étant ouvert au bénéfice de la commune à compter du jugement d’incompétence rendu par le tribunal de grande instance de Thionville du 7 avril 2006 sur cette action, il s’ensuit qu’à la date du 19 juin 2008, soit la date d’entrée en vigueur de la loi portant réforme de la prescription en matière civile, la créance objet du titre de recettes litigieux n’était pas atteinte par la prescription décennale de l’ancien article 2270-1 du code civil ;
– par ailleurs, le délai de prescription quinquennale de l’article 2224 du code civil, applicable à compter du 19 juin 2008, n’était pas expiré à la date à laquelle le titre de recettes a été émis, soit le 22 avril 2013 ;
– enfin et dès lors que la durée totale de la prescription n’excède pas, conformément aux dispositions de l’article 2222 précité, celle de 10 ans prévue antérieurement, l’ancien maire n’est pas fondé à soutenir que l’ensemble des créances litigieuses était prescrit au jour de l’émission du titre de recettes.
Pour autant la commune ne peut prétendre à obtenir 35 556.61 euros (différence entre les 52 614,69 réclamés et les 17058,08 prescrits) comme le commanderait la logique arithmétique. En effet, le juge du tribunal administratif a évalué à 35% la part des dépenses qui ont été exposées dans l’intérêt personnel de l’ancien élu. Ce dernier contestait ce taux dès lors que le personnel communal et les élus du conseil étaient invités et que les sommes étaient engagées sur délibération du conseil municipal.
L’argument est écarté : ces cérémonies d’anniversaire, "qui s’ajoutaient d’ailleurs à de nombreuses autres cérémonies communales telles que les cérémonies des vœux ou de la galette des rois, présentaient un caractère purement privé dès lors qu’elles visaient clairement à célébrer l’anniversaire de ce dernier, dans son propre intérêt, avec remise d’un cadeau et d’un film souvenir sans que l’intéressé puisse dénier ce caractère privé en se bornant à indiquer que les crédits budgétaires destinés à financer les cérémonies publiques communales étaient régulièrement votés par le conseil municipal ou qu’il avait également invité, pour participer à cette manifestation organisée à son initiative et en son honneur, des partenaires institutionnels habituels comme le trésorier de la commune alors en fonction ou encore les membres du personnel communal".
Et les juges de la cour administrative d’appel de Nancy de relever "l’absence de tout intérêt public propre à l’organisation de ces cérémonies d’anniversaire", regrettant à demi-mot que la commune n’ait pas jugé opportun de former un appel incident à l’encontre du jugement litigieux fixant la part imputable à l’ancien élu à 35 %...
Cour Administrative d’Appel de Nancy, 19 mai 2016, N° 15NC01255
[1] Une analyse qui nous semble discutable : le maire ayant poursuivi un mobile d’ordre privé, la faute commise pouvait s’analyser en une faute personnelle détachable justifiant la compétence du juge judiciaire.
[2] CE 29 juin 2005 n° 265958
[3] Il serait étonnant qu’en l’espèce la commune ne se soit pas constituée partie civile dans le cadre de la procédure pénale ouverte contre l’ancien élu avec une demande de dommages-intérêts à la clef. Auquel cas c’est la date de la plainte de constitution de partie civile qui aurait dû servir de référence. Il est cependant possible que la commune ait d’abord assigné l’ancien maire devant le TGI avant de déposer plainte avec constitution de partie civile.