Une constitution de partie civile interrompt-elle la prescription quadriennale ? Des victimes peuvent-elles cumulativement rechercher la responsabilité des agents devant le juge judiciaire et celle de la collectivité devant le juge administratif ? Le juge administratif est-il lié par l’évaluation du préjudice effectuée par le juge pénal ?
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Le 18 août 2000, six adolescents encadrés par deux animateurs saisonniers employés par une commune (35 000 habitants) de la région Centre se rendent sur un site où se trouvent six plans d’eau dont l’un est ouvert à la baignade sous le contrôle d’un maître nageur. La sortie s’inscrit dans une opération dite "camion-mobile" consistant pour les animateurs à aller à la rencontre des jeunes sur la commune pour leur proposer des activités. Les deux animateurs permanents de la commune autorisent la sortie, après l’obtention d’un ordre de mission délivré par la coordinatrice pédagogique, en rappelant aux animateurs saisonniers le strict respect des zones de baignades.
En dépit de ces consignes et des panneaux implantés sur les lieux, les deux animateurs saisonniers, voulant privilégier le dialogue, laissent les adolescents, qui prétendent connaître les lieux, s’aventurer dans un bassin où la baignade est interdite. L’un d’eux, qui ne sait pas bien nager, montre rapidement des signes de fatigue, et disparaît sous la surface de l’eau après avoir appelé à l’aide. L’un des animateurs plonge à sa recherche tandis que l’autre court appeler le surveillant de baignade présent sur le plan d’eau ouvert à la baignade.
L’adolescent n’est retrouvé qu’au bout d’un quart d’heure, en raison de la profondeur du bassin et de l’opacité de l’eau. Il ne peut être réanimé par les services de secours. Le médecin légiste décèle un état pathologique du coeur pouvant être à l’origine de la noyade. Des poursuites pour homicide involontaire sont ouvertes contre les quatre animateurs et la coordinatrice pédagogique de la direction de l’action sociale et de la jeunesse de la commune (sur le volet pénal de l’affaire voir Noyade au cours d’une sortie : les animateurs responsables ?).
Parallèlement, en janvier 2006, les ayants droit de la victime saisissent les juridictions administratives afin d’obtenir la condamnation de la commune à leur verser la somme globale de 79 000 euros en réparation du préjudice moral subi par chacun d’entre eux.
Prescription quadriennale et constitution de partie civile
La commune leur oppose la prescription quadriennale des créances sur l’Etat, les départements, les communes et les établissements publics qui résulte de l’article 1er de la loi du 31 décembre 1968.
La Cour administrative d’appel de Nantes [2] écarte l’objection : « en vertu des dispositions (...) de l’article 2 de la loi du 31 décembre 1968, une plainte contre X avec constitution de partie civile, de même qu’une constitution de partie civile tendant à l’obtention de dommages et intérêts effectuée dans le cadre d’une instruction pénale déjà ouverte, interrompt le cours de la prescription quadriennale dès lors qu’elle porte sur le fait générateur, l’existence, le montant ou le paiement d’une créance sur une collectivité publique ». La constitution de partie civile des parents de la victime tendant à la recherche des auteurs d’un homicide involontaire par manquement à une obligation de sécurité ou de prudence, commis lors de la sortie organisée par le service jeunesse de la commune, doit en effet être regardée comme relative à la créance des intéressés sur cette collectivité publique. Ayant été introduite avant l’expiration du délai de la prescription quadriennale qui courait à compter du 1er janvier 2001, cette constitution a valablement interrompu le délai de prescription.
Cumul d’une faute personnelle et d’une faute de service
La commune prétend, en deuxième lieu, que l’accident est la conséquence de la faute personnelle de l’agent de nature à entraîner la condamnation de cet agent par les tribunaux de l’ordre judiciaire à des dommages-intérêts.
Peu importe lui répond la Cour administrative d’appel de Nantes : cette circonstance « ne saurait avoir pour conséquence de priver la victime de l’accident du droit de poursuivre directement, contre la personne publique qui a la gestion du service incriminé, la réparation du préjudice souffert ; (…) il appartient seulement au juge administratif, s’il estime qu’il y a une faute de service de nature à engager la responsabilité de la personne publique, de prendre, en déterminant la quotité et la forme de l’indemnité par lui allouée, les mesures nécessaires, en vue d’empêcher que sa décision n’ait pour effet de procurer à la victime, par suite des indemnités qu’elle a pu ou qu’elle peut obtenir devant d’autres juridictions à raison du même accident, une réparation supérieure à la valeur totale du préjudice subi ».
Le comportement des accompagnateurs, qui ont laissé les adolescents se baigner dans un bassin vaste et profond non surveillé et où la baignade était interdite, est constitutif d’une faute de service de nature à engager la responsabilité de la commune. En effet si le décès a été causé par une anomalie cardiaque compromettant sa résistance à l’effort, il reste qu’il ne se serait pas produit si la baignade avait eu lieu dans l’un des bassins surveillés et autorisés dans lesquels les baigneurs avaient pied, ce qui aurait évité à la victime de dépasser ses limites physiques.
Indépendance du juge administratif
Pour autant « la nature et l’étendue des réparations incombant à une collectivité publique en raison d’une faute dont la responsabilité lui est imputée, ne dépendent pas de l’évaluation du dommage faite par l’autorité judiciaire dans un litige où elle n’a pas été partie et n’aurait pu l’être mais doivent être déterminées par le juge administratif compte tenu des règles relatives à la responsabilité des personnes morales de droit public ». Autrement dit la juridiction administrative est autonome et n’est pas liée par l’appréciation du juge pénal.
Ainsi, les magistrats administratifs estiment que l’adolescent, âgé de 14 ans au moment de son décès, a commis une imprudence en ignorant délibérément l’interdiction de se baigner dans le bassin n° 6 signalée par de nombreux panneaux et dont il avait connaissance pour y être venu auparavant. Cette faute exonère la commune de la moitié de sa responsabilité.
Compte-tenu de ce partage de responsabilité, la commune est en conséquence condamnée à verser une somme voisine de 40 000 euros, soit la moitié de la somme que le tribunal correctionnel avait globalement alloué aux parties civiles.