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Dégradations sur la voie publique lors de manifestations d’agriculteurs : les communes peuvent-elles envoyer la facture à l’Etat ?

Tribunal administratif de Caen, 24 mai 2024 : n°2102567

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Les communes peuvent-elles réclamer à l’État l’indemnisation des dégradations perpétrées sur la voie publique lors des manifestations ?

 
Oui mais uniquement si les dégradations sur la voie publique résultent de crimes ou de délits et ont été le fait d’un attroupement ou d’un rassemblement au sens des dispositions de l’article L.211-10 du code de la sécurité intérieure. Plusieurs conditions restrictives sont requises qui sont appréciées au cas par cas selon les circonstances de chaque manifestation. L’application de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure est subordonnée à la condition que les dommages dont l’indemnisation est demandée résultent de manière directe et certaine de crimes ou de délits déterminés commis à force ouverte ou par violence par des rassemblements ou attroupements précisément identifiés. Un groupe, qui se constitue et s’organise à seule fin de commettre le délit d’entrave à la circulation puni par l’article L. 412-1 du code de la route, ne peut être regardé comme un attroupement ou un rassemblement au sens de ces dispositions. Le juge vérifie ainsi que les dégradations ne sont pas l’œuvre d’un groupe formé et organisé uniquement pour commettre des infractions. La responsabilité de l’État est ici retenue concernant les dégradations perpétrées par des manifestants devant la préfecture, qui ont répandu du fumier et des déchets agricoles et incendié des pneus, actes constituant un délit d’entrave à la circulation sanctionné par l’article L.412-1 du Code de la route. Ces dommages commis à force ouverte lors d’une manifestation d’une centaine d’agriculteurs répondant à l’appel de syndicats agricoles sont bien le fait d’un attroupement ou d’un rassemblement au sens de l’article L.211-10 du code de la sécurité intérieure. La commune est donc bien fondée à rechercher la responsabilité de l’Etat pour ces faits estime le tribunal.
En revanche, ce régime de responsabilité est écarté pour des dégradations commises par un groupe formé et organisé uniquement pour commettre le délit d’entrave à la circulation comme c’est le cas pour un groupe d’individus organisés pour pénétrer dans un supermarché, voler des briques de lait et les disperser sur la voie publique.
 
 
En janvier 2021, une centaine d’agriculteurs du département de la Manche se rassemblent devant la préfecture pour exiger l’application de la loi Egalim (loi du 30 octobre 2018 qui vise à garantir une meilleure rémunération des agriculteurs français).
 
Pour manifester leur colère, ils déversent devant les grilles de la préfecture du fumier, des pneus et des déchets agricoles.
 
Deux mois après, lors d’une nouvelle opération, un groupe pénètre de nuit dans un hypermarché pour dérober des briques de lait et les disperser ensuite sur la voie publique.

Le déblaiement et le nettoyage des voies sont à chaque fois effectués par la commune pour un coût de 17 000 euros. La collectivité envoie la facture à l’Etat.
 
Face au refus du préfet d’indemniser les conséquences de la seconde opération, la ville recherche devant le juge administratif la responsabilité sans faute de l’Etat :
– du fait des attroupements ou rassemblements sur le fondement des dispositions de l’article L. 211-10 du Code de la sécurité intérieure,
– pour rupture d’égalité devant les charges publiques.
 
 
 

Responsabilité de l’État engagée...

 
Le tribunal accueille la demande de la commune pour les dégradations commises lors de la première manifestation.
 
Le régime de responsabilité sans faute de l’État du fait des attroupements ou rassemblements est prévu par l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure selon lequel :
 
L’État est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens. »
L’application de l’article L.211-10 du code de la sécurité intérieure est subordonnée à la condition que les dommages dont l’indemnisation est demandée résultent de manière directe et certaine de crimes ou de délits déterminés commis à force ouverte ou par violence par des rassemblements ou attroupements précisément identifiés rappelle le juge.
 
Ainsi, plusieurs conditions entourent la mise en jeu de ce régime et toutes ces conditions sont remplies pour la première journée de manifestation estime le juge :
 
  • Les faits présentent bien un caractère délictuel :
Des papiers, du fumier, des pneus et des déchets d’exploitation ont été déversés sur la voie publique devant la préfecture, constituant un délit d’entrave à la circulation sanctionné par l’article L.412-1 du code de la route. [1].
 
  • Ces dégradations sont bien le fait d’un attroupement ou d’un rassemblement au sens de l’article L.211-10 du Code de la sécurité intérieure.
En effet les dommages ont été commis à force ouverte lors d’une manifestation d’une centaine d’agriculteurs qui se sont retrouvés devant la préfecture à l’appel de syndicats agricoles.
 

Des précédents

La même commune avait déjà recherché la responsabilité de l’État suite à des dégradations (déversement de d’ordures et de fumier, pneus brûlés aux abords de ronds-points) commises en 2015 dans le cadre d’une manifestation sur la voie publique convoquée par plusieurs organisations syndicales afin d’obtenir un relèvement du prix versé aux producteurs de lait, à laquelle avaient participé plusieurs centaines d’agriculteurs. Le tribunal administratif avait alors écarté la responsabilité de l’Etat pointant le caractère organisé et prémédité des faits et donc leur manque de spontanéité. Le Conseil d’Etat (Conseil d’Etat, 7 décembre 2017, N° 400801), a considéré cette circonstance insuffisante pour dégager la responsabilité de l’État, les dégradations n’étant pas l’œuvre d’un groupe formé et organisé uniquement pour commettre des infractions. De même il a été jugé (CE, 3 Octobre 2018 : n° 416352 et sur renvoi CAA Nantes, 15 Novembre 2019 : n° 18NT03700) que « les dégradations commises sur la voie publique à l’occasion de ces manifestations, organisées à l’appel de plusieurs organisations syndicales pour protester contre les difficultés économiques du monde agricole et contre diverses mesures gouvernementales et auxquelles participaient plusieurs centaines d’ agriculteurs, présentaient un caractère organisé et prémédité. Ces mêmes dégradations n’ont toutefois pas été commises par un groupe qui se serait constitué et organisé dans le seul but de commettre des délits, sans lien avec les manifestations d’ agriculteurs précitées ». La responsabilité sans faute de l’Etat a été engagée en raison de ces dégradations (déversement de légumes invendus , de déchets et pneus sur la voie publique).
 

… Mais pas pour le délit d’entrave à la circulation commis par des groupes structurés et constitués à seule fin de commettre le délit

 
En revanche, le juge écarte la responsabilité de l’État pour les délits commis une nuit au mois de mars (seconde action).
 
 Un groupe, qui se constitue et s’organise à seule fin de commettre le délit d’entrave à la circulation puni par l’article L.412-1 du code de la route, ne peut être regardé comme un attroupement ou un rassemblement au sens de l’article L.211-10 ».
Le tribunal s’appuie sur les articles de presse pour constater que les faits ont été perpétrés par un groupe d’individus ayant subtilisé des briques de lait dans une grande surface pour les répandre sur la chaussée. Ces actes sont l’œuvre de groupes organisés formés dans le but unique de perpétrer un délit d’obstruction à la circulation, une action préméditée qui ne relève pas de la définition d’un attroupement ou d’un rassemblement.
 
Par conséquent, les dommages résultant pour la commune (...) des actions de ces groupes dans la nuit du 18 au 19 mars 2021 ne sauraient être regardés comme le fait d’un attroupement ou d’un rassemblement au sens de l’article L.211-10 du code de la sécurité intérieure ».
 
Il a également été jugé ainsi suite au déversement de fumiers et de pneus sur la chaussée devant la permanence d’un parti politique par une trentaine d’ agriculteurs :
 
Eu égard aux circonstances dans lesquelles ils ont été commis, dans la nuit, en dehors de toute manifestation organisée sur la voie publique, ces agissements sont le fait d’un groupe qui s’est constitué et organisé à seule fin de commettre des délits. Par conséquent ils ne peuvent engager la responsabilité de l’Etat sur le fondement des dispositions de l’article L.211-10 du code de la sécurité intérieure » (CAA Nantes, 9 novembre 2018 : n°17NT01551).
 
 

Absence de responsabilité sans faute de l’État pour rupture de l’égalité devant les charges publiques

 

Ce fondement de responsabilité peut être invoqué lorsque les conditions d’application de l’article L.211-10 du Code de la sécurité intérieure ne sont pas réunies. Le dommage indemnisable doit présenter le caractère d’un préjudice anormal et spécial.

 

Dans ce contexte, une preuve de l’absence de mobilisation des forces de l’ordre doit être rapportée. Et, en l’espèce, elle ne l’est pas estime le tribunal administratif de Caen :

 
La commune « ne démontre pas que les autorités investies du pouvoir de police se seraient volontairement abstenues d’empêcher l’entrave à la circulation commise dans la nuit du 18 au 19 mars 2021 ».
 

La collectivité se borne à soutenir que l’Etat n’a pas mis en œuvre des mesures tendant à prévenir et réprimer les atteintes à l’ordre public commises à l’occasion d’une action non déclarée et soudaine.

En l’absence d’un lien de causalité directe entre les dommages résultant de ces incidents et un fait de l’administration la responsabilité de l’État est écartée.

 

Indemnisation des frais de déblaiement et de nettoyage de la voie publique

 
L’État est condamné à verser à la commune une somme de 10715,80 euros comprenant : 

– une indemnité de 6715,80 euros pour le tri et l’évacuation de pneumatiques usagés par une entreprise de travaux publics puis leur prise en charge par une société spécialisée dans la gestion des déchets ;

– une indemnité de 4000 euros pour le surcoût entraîné par la charge de travail supplémentaire pour les agents de la commune pour la remise en état de la voie publique (les éléments transmis par la commune ne permettaient pas de justifier précisément les heures de main-d’œuvre).
 
 

* Merci aux éditions Lexis Nexis de nous avoir autorisés à publier le jugement téléchargé sur Lexis360 intelligence (disponible sur abonnement)

[1« Le fait, en vue d’entraver ou de gêner la circulation, de placer ou de tenter de placer, sur une voie ouverte à la circulation publique, un objet faisant obstacle au passage des véhicules ou d’employer, ou de tenter d’employer un moyen quelconque pour y mettre obstacle, est puni de deux ans d’emprisonnement et de 4 500 euros d’amende. »