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Accident mortel sur un chantier : la commune déclarée responsable quatorze ans après les faits

Tribunal administratif d’Amiens, 3 mai 2016, N° 1303416

Décès sur un chantier : une plainte contre X avec constitution de partie civile interrompt-elle la prescription quadriennale contre la collectivité ?

Oui : le délai de prescription est interrompu tant que les juridictions répressives n’ont pas définitivement statué sur l’action civile (l’octroi de dommages-intérêts), y compris pour se déclarer, le cas échéant, incompétentes. En l’espèce un jeune employé en CES sur un chantier d’insertion avait été victime en 2002 d’une chute d’un bloc de briques provenant d’un mur en surplomb. La famille avait déposé plainte contre X avec constitution de partie civile ce qui avait conduit aux mises en examen de la commune, personne morale, et d’un cadre territorial. La première avait bénéficié d’un non-lieu en 2008, le second d’une relaxe confirmée en appel en 2010. Sur l’action civile le juge répressif s’était alors déclaré incompétent en l’absence de faute personnelle détachable du service imputable au cadre territorial (après cet arrêt, le maire en exercice avait fait l’objet d’une citation directe : condamné en première instance, il a finalement été relaxé en janvier 2016). Les juges du tribunal administratif retiennent le 1er janvier 2011 (avec pour référence l’arrêt de relaxe de 2010) comme nouveau point de départ du délai de prescription.

Sur le fond, le juge administratif retient la responsabilité de la commune en sa qualité d’employeur, faute pour elle d’avoir diligenté une étude lui permettant d’apprécier, avant l’engagement des travaux, la nécessité d’étayer le mur de façon adéquate. De fait, la collectivité n’avait pas jugé opportun de donner suite à un devis en ce sens de l’architecte en chef des monuments historiques. Les juges en concluent que la commune n’a pas pris les mesures nécessaires propres à garantir un meilleur niveau de protection collective et individuelle de la sécurité et de santé de ses agents et n’a pas répondu à son obligation de combattre les risques à la source comme l’exige le code du travail.

Un jeune travailleur, employé sur un chantier d’insertion en "contrat emploi solidarité" par une ville, est mortellement blessé au crâne par la chute d’un bloc de briques tombé du mur d’enceinte de la citadelle en cours de restauration. Nous sommes alors en... février 2002.

Pas de responsabilité pénale

Deux mois après l’accident, la famille de la victime porte plainte avec constitution de partie civile contre "personne non dénommée" [1]. La commune, personne morale, et un cadre des services techniques [2] sont mis en examen. La première bénéficie d’un non-lieu [3], le second d’une relaxe confirmée en appel : si les juges reconnaissant que la commune a bien commis des fautes en sa qualité de maître d’ouvrage, ils estiment que les poursuites ont mal été dirigées. Nous sommes alors en... avril 2010.

La famille de la victime fait alors citer directement le maire en exercice au moment des faits. Il est reproché à l’élu de ne pas avoir donné suite à un devis de l’architecte en chef des monuments historiques qui lui avait proposé ses services, deux ans plus tôt, afin de définir les secteurs du chantier pouvant être dangereux. En première instance, le maire est reconnu coupable d’homicide involontaire et condamné à 10 000 euros d’amende dont la moitié avec sursis. Mais en appel, les juges relaxent l’élu estimant qu’aucune faute qualifiée [4] ne peut lui être imputée. Nous sommes alors le... 25 janvier 2016 près de quatorze ans après l’accident.

Pas de prescription quadriennale

Le marathon judiciaire ne s’arrête pas là pour autant : entre-temps en effet, le 31 décembre 2013, la famille de la victime engage une action devant les juridictions administratives pour rechercher la responsabilité de la commune [5]

Trop tard répond la commune qui oppose la prescription quadriennale : si la collectivité concède que la prescription a été interrompue par l’ouverture de l’information judiciaire, elle objecte que le délai de prescription a commencé à courir à compter du 1er janvier 2009, l’ordonnance de non-lieu dont elle a bénéficié ayant été confirmée par un arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Amiens du 16 septembre 2008.

La tribunal administratif écarte le moyen en prenant pour référence l’arrêt de la cour d’appel d’Amiens se prononçant en 2010 sur la culpabilité du cadre territorial estimant que seul cet arrêt, qui se prononce
définitivement sur l’inexistence d’une faute personnelle du directeur de proximité, constitue une décision passée en force de chose jugée au sens de l’article 2 de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968.

Responsabilité de la collectivité engagée en sa qualité d’employeur

Après avoir visé les articles L230-2 et L235-1 du code du travail (ancienne numérotation), applicables dans les collectivités territoriales, le tribunal administratif retient la responsabilité de la commune. En effet le mur d’enceinte à restaurer constituait un ouvrage nécessitant, préalablement à toute intervention, la mise en œuvre de compétences d’ingénierie spécifiques sous forme d’un diagnostic à réaliser par un maître d’œuvre qualifié en bâtiment. Or une telle étude n’a pas été diligentée, ni par le personnel communal, ni par un prestataire extérieur, alors qu’elle aurait permis d’apprécier, comme l’avait proposé l’architecte en chef des monuments historiques, la nécessité d’étayer le mur d’enceinte de façon adéquate.

Et les juges d’en conclure que la commune n’a pas pris les mesures nécessaires propres à garantir un meilleur niveau de protection collective et individuelle de la sécurité et de santé de ses agents et n’a pas répondu à son obligation de combattre les risques à la source :

La commune est en conséquence condamnée à verser 15 000 euros à chacun des deux parents de la victime, et 10 000 euros à chacune de ses quatre sœurs.

Tribunal administratif d’Amiens, 3 mai 2016, N° 1303416 (PDF)

[1Plainte contre X.

[2Directeur de proximité du secteur dans lequel était situé le chantier.

[3Le juge d’instruction estimant qu’il s’agissait d’une activité non susceptible de délégation de service public.

[4Les auteurs indirects d’un accident ne peuvent engager leur responsabilité pénale que s’ils ont commis une violation manifestement délibérée d’une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement ou une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque que le prévenu ne pouvait ignorer.

[5En effet si traditionnellement le juge correctionnel est compétent pour attribuer des dommages-intérêts à la victime de violences involontaires, y compris en cas de relaxe du prévenu, tel n’est pas le cas lorsque c’est un élu ou un agent public qui est poursuivi. Dans cette hypothèse, le juge judiciaire doit se déclarer incompétent au profit des juridictions judiciaires, sauf à caractériser contre l’élu ou l’agent public une faute personnelle détachable du service.