Une relation amicale entretenue par un agent public (ou un élu) avec un candidat à un marché public peut-elle caractériser une prise illégale d’intérêts en l’absence de toute rupture d’égalité de traitement entre les candidats ?
Oui : une relation amicale peut suffire à éveiller des soupçons de partialité de la décision et doit conduire le fonctionnaire (ou l’élu) intéressé à s’abstenir de toute participation à la procédure de marché public, y compris dans la phase préparatoire. Peu importe que l’égalité de traitement entre les candidats ait été respectée et que l’entreprise attributaire n’ait pas été avantagée. En l’espèce un collaborateur de cabinet d’un maire est reconnu coupable de prise illégale d’intérêts pour avoir rédigé le rapport d’analyse des offres alors qu’il entretenait une relation amicale et professionnelle de longue date avec le gérant de la société attributaire, comme le révélaient notamment leur compte Facebook et leurs échanges téléphoniques réguliers. Pour sa défense, le prévenu objectait qu’un conflit d’intérêts potentiel ne pouvait suffire à caractériser l’infraction dès lors qu’il n’a communiqué aucune information privilégiée au chef d’entreprise et qu’aucune rupture d’égalité de traitement entre les candidats n’a été constatée. La Cour de cassation écarte l’argument et confirme sa condamnation à un an d’emprisonnement avec sursis et 10 000 euros d’amende : la simple participation de l’intéressé à la préparation de la décision d’attribution du marché public litigieux par la rédaction du rapport d’analyse des offres destiné à éclairer la commission d’appel d’offres (CAO) alors qu’il entretient dans le même temps une relation amicale et professionnelle avec le gérant de cette société suffit à caractériser le délit. Même si elle ne s’y réfère pas expressément la Cour de cassation est dans la droite ligne de la définition du conflit d’intérêts donnée par la loi n° 2013-707 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique et reprise par la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires (nouvel article 25 bis de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires) : il n’est en effet pas exigé la preuve d’une influence effective d’un intérêt privé sur la décision publique, une apparence de situation de conflit d’intérêts suffisant.
En juin 2012, le conseil municipal d’une ville moyenne attribue à une agence de communication un marché de télévision locale diffusée par internet [1]
Un mois plus tard, un conseiller municipal d’opposition adresse un courrier au procureur de la République pour lui faire part de ses soupçons de favoritisme.
En effet, c’est un collaborateur de cabinet du maire en charge de la communication institutionnelle, qui a rédigé le cahier des clauses techniques particulières (CCTP) et a analysé les offres en présence. Or l’intéressé était un très bon ami du gérant de la société attributaire.
L’enquête de police confirme l’existence de liens personnels et professionnels étroits entre le gérant de la société et le collaborateur du cabinet du maire. En effet le chef d’entreprise avait été salarié de plusieurs sociétés dans lesquelles le chargé de communication y avait exercé des responsabilités, avant son embauche à la mairie. Et les contacts étaient encore fréquents et très réguliers. Pour preuve :
– les boîtes aux lettres de la société attributaire et du collaborateur du maire sont situées l’une à côté de l’autre, à l’entrée de la propriété, comme en atteste le cliché photographique annexé au constat d’huissier établi à la demande du plaignant ;
– les investigations téléphoniques ont recensé quarante-neuf échanges téléphoniques entre l’agent public et le chef d’entreprise durant la période du 6 mars au 13 avril 2012, ce qui montre que les deux hommes étaient quotidiennement en relation ;
– enfin, le collaborateur du maire et le gérant de la société apparaissent comme étant "amis" sur Facebook.
Par ailleurs l’enquête révèle que trois des cinq candidats ont été écartés car ils n’avaient pas soumissionné aux trois lots. L’un d’eux affirme à ce titre avoir été trompé par le collaborateur du maire qui lui aurait indiqué par téléphone que son offre pouvait ne pas porter sur l’ensemble des lots.
Enfin le dossier de candidature de la société attributaire contenait des pièces que son gérant avait falsifiées en augmentant considérablement le chiffre d’affaires ainsi que l’effectif des salariés.
Pas de rupture d’égalité entre les candidats...
Poursuivi initialement pour favoritisme le collaborateur du maire plaide la relaxe :
– il s’est occupé des seuls aspects techniques du marché litigieux, laissant au service de la commande publique le soin d’élaborer l’appel d’offres ;
– il conteste avoir induit en erreur les candidats en leur faisant croire qu’était facultative la soumission à la totalité des lots visés par l’appel d’offres ;
– il dément avoir eu connaissance de la surestimation de l’offre de la société attributaire ;
– s’il ne nie pas avoir entretenu avec son gérant des relations professionnelles, il précise que ce candidat n’a bénéficié d’aucune information privilégiée.
De fait les juges écartent tout favoritisme :
– ils concèdent que la fourniture de fausses informations à trois des cinq candidats et la surestimation de l’offre de la société attributaire ne sont pas démontrées. En effet, les documents de la consultation, qui spécifiaient que les trois lots techniques relevaient d’un marché unique, ne recelaient aucune ambiguïté particulière de nature à induire en erreur les candidats ;
– il n’est pas davantage établi, à l’examen du rapport d’analyse des offres, que le prévenu ait surestimé l’offre de la société attributaire, l’enquête n’ayant pas démontré qu’il savait que l’entreprise avait versé dans le dossier de candidature des pièces justificatives falsifiées afin de présenter sous un meilleur jour les moyens financiers et humains de son entreprise.
... mais une situation potentielle de conflit d’intérêts
Mais si aucune rupture d’égalité de traitement entre les candidats n’est établie, les juges estiment que les faits [2] sont constitutifs d’une prise illégale d’intérêts :
les liens amicaux et professionnels entre le prévenu et le candidat choisi et leurs multiples contacts téléphoniques, jettent la suspicion sur l’impartialité du choix du candidat ."
Le prévenu ne pouvait donc participer à la préparation de la décision d’attribution du marché public litigieux à la société en rédigeant un rapport d’analyse des offres destiné à éclairer la commission d’appel d’offres.
Compte-tenu de sa relation amicale et professionnelle de longue date avec le gérant d’une des sociétés en compétition, "il s’est ainsi trouvé en situation potentielle de conflit d’intérêts, ses relations à titre privé avec un des candidats étant susceptible d’interférer avec l’intérêt public dont il avait la charge et de faire naître un doute sur l’impartialité et l’objectivité de son rapport d’analyse des offres".
C’est donc bien une situation "potentielle", et non pas avérée, de conflits d’intérêts qui est reprochée au prévenu. D’où un pourvoi en cassation contre l’arrêt, le collaborateur du maire reprochant aux juges d’appel de s’être prononcés par un motif hypothétique et non démontré.
La Cour de cassation n’en confirme pas moins sa condamnation : la cour d’appel a justifié sa décision en relevant "qu’en sa qualité de collaborateur du cabinet du maire de la commune, il a participé à la préparation de la décision d’attribution du marché public litigieux à la société (...) en rédigeant un rapport d’analyse des offres destiné à éclairer la commission d’appel d’offres et qu’il entretient une relation amicale et professionnelle de longue date avec le gérant de cette société".
Une apparence de conflits d’intérêts suffit ainsi à caractériser l’infraction.
Même si elle ne s’y réfère pas expressément [3], la Cour de cassation est ainsi dans la droite ligne de la définition du conflit d’intérêts donnée par la loi n° 2013-707 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique et reprise par la loi déontologie des fonctionnaires dans le nouvel article 25 bis de la loi de 1983 [4] portant droits et obligations des fonctionnaires :
"constitue un conflit d’intérêts toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif de ses fonctions".
Cour de cassation, chambre criminelle, 13 janvier 2016, N° 14-88382
[1] Le marché comprend trois lots techniques suivants :
– la construction d’une plateforme de diffusion et d’une identité graphique pour un montant de 12 558 euros
– la réalisation d’un journal télévisé pour un montant de 223 891, 20 euros ;
– les reportages thématiques pour un maximum annuel de 250 000 euros TTC.
[2] Une requalification reste toujours possible en cours d’instance dès lors que les magistrats :
– ne modifient pas la prévention en se prononçant sur des faits matériels distincts de ceux dont ils ont été saisis ;
– ont mis la question de la requalification dans le débat, permettant l’exercice des droits de la défense.
[3] Ce qui est logique dans la mesure où la Cour de cassation applique l’article 432-12 du code pénal. En outre la loi déontologie applicable aux fonctionnaires n’était pas encore définitivement adoptée au moment où l’arrêt a été rendu.
[4] L’occasion de souligner l’introduction d’un article 25 bis dans la loi de 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires et rédigé :
Art. 25 bis. – I. – Le fonctionnaire veille à faire cesser immédiatement ou à prévenir les situations de conflit d’intérêts dans lesquelles il se trouve ou pourrait se trouver.
« Au sens de la présente loi, constitue un conflit d’intérêts toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou PARAITRE influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif de ses fonctions.
« II. – À cette fin, le fonctionnaire qui estime se trouver dans une situation de conflit d’intérêts :
« 1° Lorsqu’il est placé dans une position hiérarchique, saisit son supérieur hiérarchique ; ce dernier, à la suite de la saisine ou de sa propre initiative, confie, le cas échéant, le traitement du dossier ou l’élaboration de la décision à une autre personne ;
« 2° Lorsqu’il a reçu une délégation de signature, s’abstient d’en user ;
« 3° Lorsqu’il appartient à une instance collégiale, s’abstient d’y siéger ou, le cas échéant, de délibérer ;
« 4° Lorsqu’il exerce des fonctions juridictionnelles, est suppléé selon les règles propres à sa juridiction ;
« 5° Lorsqu’il exerce des compétences qui lui ont été dévolues en propre, est suppléé par tout délégataire, auquel il s’abstient d’adresser des instructions. »