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Atteinte à la propriété intellectuelle : Touche pas à mon œuvre !

CAA Nantes 20 décembre 2002

Lorsque l’artiste intervient dans le paysage urbain, son œuvre devient publique : elle n’en est pas moins protégée par le Code de la propriété intellectuelle. “Même s’agissant d’une œuvre architecturale”, précise la cour administrative de Nantes.

Quelques exemples

On pense spontanément à une sculpture, dans les cours d’école, sur les places urbaines, aux abords des mairies, comme ici dans le centre-ville de Niort... La commande publique fait ainsi descendre l’art dans la rue. Elle entretient du même coup la flamme de la création artistique. Mais il ne suffit pas d’initier une œuvre. Encore faut-il, une fois en place, la tenir pour ce qu’elle est : non pas un bien de consommation ordinaire dont on peut disposer à sa guise mais bel et bien “une œuvre de l’esprit”, au sens de l’article L 111-1 du Code de la propriété intellectuelle, à laquelle est attaché le droit “perpétuel, inaliénable et imprescriptible” de l’auteur “au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre”.

 L’aménagement d’un parking souterrain, dans le cadre de la restructuration d’une place du centre-ville, conduit à "remiser" dans un hangar des ateliers communaux une sculpture monumentale implantée là douze ans plus tôt. Mis devant le fait accompli, l’auteur de la grande allégorie des droits de l’homme a porté plainte.

 Une mosaïque géante animait le pignon d’un immeuble frappé d’alignement : l’œuvre a été évacuée avec les gravas du bâtiment : le mosaïste a demandé réparation de son préjudice moral.

 Au-delà de telles situations extrêmes, la protection du Code de la propriété intellectuelle recouvre souvent des situations plus subtiles. Ainsi, au terme d’une procédure d’une dizaine d’années, le Conseil d’État (14 juin 1999) a donné raison à un facteur d’orgue qui s’estimait trahi par des travaux de "restauration" ultérieurs. Les magistrats lui ont donné raison : il incombe "au maître d’ouvrage de rechercher sinon le concours du moins l’assentiment du facteur afin de trouver les solutions permettant d’effectuer lesdites modifications en altérant le moins possible le caractère original de l’œuvre".


Oeuvre de l’esprit et caractère utilitaire

Une sculpture, une mosaïque, les grandes orgues d’une cathédrale, d’accord, mais... et l’aménagement d’un espace urbain ?
"En dépit de son caractère utilitaire", c’est bien "une œuvre de l’esprit", estime la cour administrative d’appel de Nantes (20 décembre 2002) qui prend soin de rappeler l’énumération faite par l’article L 112-2) du Code de la propriété intellectuelle, dont "les œuvres d’architecture".
La Cour prend également soin de préciser en quoi il s’agit bien d’une oeuvre de l’esprit, décrivant "un ensemble organisé et original tant par la conception des espaces agrémentés de onze fontaines fonctionnant chacune avec quatre jets de hauteurs différentes, de dalles surélevées, d’édicules et de candélabres, que par le choix des matériaux associant des dalles en granit flammé avec des incrustations d’inox".


Seulement les modifications indispensables

En l’espèce, la ville avait estimé que l’aménagement conçu par un cabinet d’architectes, dans le cadre d’un concours sur esquisse, présentait à l’usage des risques pour la sécurité du public, dangers révélés par un certain nombre de plaintes d’usagers, notamment au regard de dénivelés et de bassins démunis de dispositifs de protection.
La protection du droit moral de l’auteur d’un côté, la sécurité publique de l’autre : le dilemme n’a guère ébranlé les magistrats nantais pour lesquels les modifications sont allées trop loin. Si la loi concède en effet la possibilité de modifications "dans la mesure où elles sont rendues strictement indispensables par des impératifs esthétiques, techniques ou de sécurité publique", les démolitions, les changements de matériaux, les constructions et les restructurations mises en œuvre ici "ont excédé par leur consistance et leur portée les aménagements nécessités par l’amélioration de la sécurité de l’ouvrage".
Toute autre considération devient ipso facto sans objet. Qu’importe si le projet était inséré dans un document d’urbanisme et présentait ainsi le caractère d’une norme réglementaire, si cette opération d’urbanisme a fait l’objet d’un marché public assujetti à la réglementation applicable en la matière. Qu’importe de la même manière la protection qui s’attache au droit de la propriété et particulièrement aux biens du domaine public des collectivités locales. Toutes ces circonstances "ne sauraient faire échec à la protection au droit moral de l’auteur".


Propriété incorporelle

L’article L 111-1 du Code de la propriété intellectuelle stipule que "l’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. Ce droit comporte des attributs d’ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d’ordre patrimonial".
Cette propriété incorporelle, précise l’article L 111-3 est "indépendante de la propriété de l’objet matériel", sans qu’un contrat d’aucune sorte puisse l’altérer, de sorte que le droit de l’auteur est "perpétuel, inaliénable et imprescriptible".
Ainsi, la ville a beau être propriétaire de la sculpture, du tableau, de la mosaïque ou de l’espace public aménagé, cela ne lui donne pas le droit d’en disposer à sa guise. Ou du moins, elle peut en disposer... tant que cela ne porte pas atteinte au droit de propriété incorporelle du créateur dudit bien.


Réparation du préjudice

La cour conclut, non sans une pointe d’ironie, qu’ "il n’est pas contesté que l’aménagement [réalisé par les architectes] était conforme à la commande qui leur avait été faite".

Dès lors, "eu égard à l’importance des modifications", celles-ci sont "de celles qui ouvrent droit à réparation du préjudice subi par l’auteur du fait de l’atteinte ainsi portée au droit moral sur son œuvre".
Et la cour de faire "une juste appréciation du préjudice subi" en portant le montant de l’indemnité devant être allouée aux architectes à 30 000 euros.

Par ailleurs, en application de l’article L 761-1 du Code de la justice administrative, la ville est condamnée à payer la somme de 915 euros au titre des frais exposés par les plaignants et non compris dans les dépens.