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Favoritisme : les nouveaux seuils ne sont pas rétroactifs

L’arrêt de la Cour de cassation rendu le 28 janvier 2004 fera date dans la répression du délit de favoritisme. Il répond en effet à deux interrogations :

 Les dispositions du nouveau code des marchés publics s’appliquent-elles rétroactivement aux procès en cours ?

 Dans quelles conditions et sur quel fondement un candidat évincé peut-il obtenir réparation de son préjudice ?

Faits et procédure

La commission chargée d’examiner les offres dans le cadre d’un marché d’assistance technique pour les opérations d’acquisition, d’expropriation, de location de biens et droits immobiliers retient celle d’un candidat précédemment mandaté pour établir des documents d’arpentage et des états parcellaires sur les mêmes terrains.

Une entreprise écartée porte plainte avec constitution de partie civile. Des poursuites sont notamment engagées contre le candidat retenu poursuivi pour recel de favoritisme. L’affaire est portée devant la Cour d’appel de Riom qui, le 12 septembre 2002, confirme la condamnation prononcée en première instance à deux mois d’emprisonnement avec sursis et à 20 000 francs d’amende.

Les magistrats de la cour d’appel relèvent l’inégalité de traitement entre les candidats et cela à deux titres :

• la mission d’arpentage préalable menée par le candidat retenu lui a apporté une connaissance du dossier dont ses concurrents ne disposaient pas ;

• les relations entretenues par un employés dudit candidat, avec un membre du conseil général et sa fille, lui ont permis d’obtenir des informations privilégiées.

Par ailleurs, la cour estime que la mission d’arpentage préalable n’aurait pas dû être disjointe du reste de l’opération, le tout constituant “un ensemble de prestations identiques ou similaires” dont la globalité dépasse le seuil réglementaire de l’appel à la concurrence.

Egalement condamné à indemniser la société qui s’est constituée partie civile pour la perte de chance qu’elle a subie de remporter le marché, le prévenu se pourvoit en cassation. Il fait valoir principalement que :

• les différents marchés passés de gré à gré correspondaient à des opérations distinctes : documents d’arpentage, levées topographiques et négociations foncières, nécessitant l’intervention de compétences différentes.

• le règlement, publié postérieurement aux faits poursuivis, modifie dans un sens favorable au prévenu le seuil à partir duquel les marchés doivent être conclus par appel à la concurrence et doit donc être appliqué rétroactivement en vertu du principe de la rétroactivité de la loi pénale plus douce.

La condamnation n’en est pas moins confirmée par la cour de cassation dont l’attendu est sans équivoque : “dès lors que l’infraction de favoritisme n’a pas été modifiée, la survie transitoire des dispositions de l’ancien code des marchés publics pour les marchés engagés antérieurement à l’entrée en vigueur du nouveau code, ne fait naître aucune discontinuité de la norme pénale”.

Il faut relever enfin que la constitution de partie civile de l’entreprise évincée est accueillie par des motifs qui pourraient être aussi transposées dans d’autres espèces. Les magistrats considèrent en effet que l’action de l’entreprise évincée est fondée dès lors que son activité “entrait dans l’objet des marchés” et qu’elle “disposait du personnel et du matériel adapté”. Il appartient dès lors aux prévenus d’indemniser le préjudice subi par cette société résultant de la perte de chance d’être déclarée attributaire du marché.

* Un membre du conseil général dont la qualité n’est pas précisée dans l’arrêt ici commenté a été poursuivi et condamné pour favoritisme.


Rétroactivité de la loi pénale plus douce

L’article 112-1 du code pénal pose le principe de l’application rétroactive des lois pénales plus douces (les spécialistes parlent alors de rétroactivité in mitius). C’est dire, par exemple, que toute disposition législative qui supprime une infraction ou qui allège une peine s’applique immédiatement aux affaires en cours (et non définitivement jugées) quand bien même les faits auraient été commis antérieurement à l’adoption de loi. C’est ainsi que les juridictions pénales ont appliqué rétroactivement les dispositions de la loi Fauchon du 10 juillet 2000 relative à la responsabilité pénale non intentionnelle.
En l’espèce ce n’est pas directement le texte d’incrimination (l’article 432-14 du code pénal réprimant le délit de favoritisme) qui est modifié dans un sens favorable au prévenu mais le code des marchés publics qui en constitue le support légal (puisque l’acheteur qui viole une disposition du code des marchés publics peut-être poursuivi pour favoritisme).
Dès lors trois interprétations ont vu le jour :

• Il y a ceux qui, prenant appui sur le caractère constitutionnel du principe de la rétroactivité in mitius ( décision du Conseil Constitutionnel 80-127 des 19 et 20 janvier 1981), considèrent que le relèvement des seuils doit être d’application rétroactive. C’est la position de certaines juridictions du fond, et notamment de la Cour d’appel de Paris.

• ceux qui estiment que dès lors que le texte d’incrimination réprimant le délit de favoritisme n’a pas été directement modifié, il n’y a pas lieu de faire application du principe de rétroactivité des lois pénales plus douces. C’était la position retenue par la circulaire 2002-06 G3 du 4 mars 2002 présentant les incidences du décret 2001-210 du 7 mars 2001 sur le délit de favoritisme.

• Enfin il y a ceux qui prônent la non rétroactivité du code des marchés publics sur le fondement d’une jurisprudence subtile de la cour de cassation sur les règlements de nature économique : le texte économique, support nécessaire d’une incrimination, ne serait d’application rétroactive que s’il a été abrogé par une loi (crim 25 janvier 1988 bulletin n°33) mais non par un règlement (crim 23 janvier 1989 bulletin n° 24 ; cet espèce est intéressante dans la mesure où le règlement en question avait supprimé ou élevé des plafonds pour lesquels une autorisation était nécessaire ). Le code des marchés publics ayant été reformé, non par voie législative, mais par voie réglementaire, toutes les poursuites engagées avant le 10 janvier 2004 sur le fondement de la violation de dispositions de l’ancien code des marchés publics, resteraient donc valables.

A notre connaissance la Cour de cassation ne s’était jusqu’ici pas expressément prononcée sur cette question, même si un arrêt rendu le 30 avril 2003 ( Voir le juridisope “variante intempestive”) pouvait laisser penser, de façon implicite, que les dispositions du code des marchés publics n’étaient pas d’application rétroactive.


Arguments de la Cour d’appel

Les magistrats de la cour d’appel relèvent à l’encontre du prévenu que :

1) en établissant les documents d’arpentage et des états parcellaires sur les terrains qui étaient concernés par le marché d’assistance technique, il a nécessairement été avantagé par rapport aux autres concurrents.

2) il a obtenu des renseignements privilégiés sur ce marché de l’un de ses employés, très proche d’un membre du conseil général et de la fille de ce dernier.

3) si “à l’époque des faits litigieux, les travaux, fournitures et services dont le montant annuel présumé, toutes taxes comprises, n’excédait pas la somme de 300 000 francs hors taxes pouvaient être traités, aux termes des articles 123 et 321 du Code des marchés publics, en-dehors des obligations de mise en concurrence prévues aux livres II et III du Code des marchés publics” il reste “que contrairement à ce que soutient l’appelant, les prestations fournies au titre des documents d’arpentage et plans parcellaires, négociation foncière et levées topographiques étaient bien constitutives de prestations identiques ou similaires”. En effet “commandées par le même acheteur public au même prestataire, elles se rapportaient à des travaux de même nature savoir les opérations immobilières conduites par le conseil général, constat dressé par le propre chef du service comptable au conseil général lorsque celui-ci entendu par les enquêteurs, a déclaré qu’ayant contrôlé la réalité des travaux précités, il avait pu vérifier que les prestations relatives à la fourniture de documents d’arpentage et les négociations foncières relevaient de travaux de même nature ce qui aurait dû justifier, toujours d’après lui, la procédure, de marché avec appels à la concurrence”. Or “même en faisant abstraction des factures se rapportant à des commandes passées antérieurement à l’année 1999, il résulte des pièces de la procédure que le montant total des commandes (236 678,70 francs au titre des documents d’arpentage et plans parcellaires ; - 290 694,24 francs au titre de la négociation foncière ; - 116 538,95 francs au titre des levées topographiques, se rapportent à des commandes passées sur la même année civile) a bien dépassé ladite somme de 45 734,71 euros (300 000 francs toutes taxes comprises)”.

4) il “ne saurait se prévaloir de l’application à son cas des dispositions de l’article 28 du décret n° 2001/210 du 7 mars 2001 selon lesquelles les marchés publics peuvent être désormais passés sans formalités préalables lorsque le seuil de 90 000 euros hors taxes (590 361,30 francs) n’a pas été dépassé, s’agissant d’un texte réglementaire n’ayant pas prévu d’effet rétroactif”.


Attendu de principe de la Cour de cassation

Le seuil à partir duquel les marchés doivent être conclus par appel à la concurrence constituait en l’espèce le support nécessaire du délit de favoritisme. Or, un nouveau règlement (le code des marchés publics du 7 mars 2001), publié en mars 2001, postérieurement aux faits poursuivis, modifie ce seuil dans un sens favorable au prévenu. Le nouveau texte, qui retire à ces faits leur caractère punissable, doit-il être appliqué rétroactivement en vertu du principe de la rétroactivité de la loi pénale plus douce ?

L’arrêt rendu le 28 janvier 2004 (cas cri 28 janvier 2004 N° de pourvoi : 02-86597) est très important à cet égard dans la mesure où la solution adoptée, transposable au nouveau code des marchés publics entré en vigueur le 10 janvier 2004, vaudra jurisprudence pour toutes les affaires en cours.

Consciente de l’enjeu, la cour de cassation pose un attendu de principe :
“C’est à bon droit que la cour d’appel a écarté “l’application de l’article 28 du décret du 7 mars 2001, ayant relevé le seuil au-delà duquel la procédure d’appel d’offres est obligatoire dès lors, d’une part, que les faits ont été commis antérieurement à l’entrée en vigueur de ce texte et, d’autre part, que les dispositions législatives, support légal de l’incrimination, n’ont pas été modifiées”.

Ce faisant les magistrats de la Cour de cassation suivent la position qui avait été préconisée par la Circulaire 2002-06 G3 du 4 mars 2002 (présentant les incidences du décret 2001-210 du 7 mars 2001 sur le délit de favoritisme) : “ dès lors que l’infraction de favoritisme n’a pas été modifiée, la survie transitoire des dispositions de l’ancien code des marchés publics pour les marchés engagés antérieurement à l’entrée en vigueur du nouveau code, ne fait naître aucune discontinuité de la norme pénale.” Ainsi donc le relèvement des seuils opéré par le nouveau code sera sans influence sur les poursuites en cours et les prévenus ne pourront pas se prévaloir des nouvelles dispositions pour s’exonérer.


Constitution de partie civile et favoritisme

Seule la victime directe d’une infraction peut se constituer partie civile et demander réparation de son préjudice aux coupables. Reste à déterminer quelles sont les victimes directes du délit de favoritisme. La collectivité en est une puisque le délit de favoritisme peut révéler (mais pas nécessairement dans la mesure où une atteinte aux dispositions du code des marchés publics peut être neutre pour la collectivité, voire lui être profitable) une mauvaise gestion des deniers publics. Le cas le plus fréquent dans cette hypothèse est une action intentée par la nouvelle majorité politique pour des faits commis par la précédente ou par un contribuable autorisé à agir au lieu et place de la collectivité.

Mais l’intérêt de l’arrêt se situe ailleurs. En l’espèce c’est une entreprise écartée qui s’est constituée partie civile. Les magistrats de la cour de cassation font droit à sa demande en relevant que son activité rentrait dans l’objet du marché et disposait du matériel adaptés pour y répondre. Dès lors il appartient aux prévenus de l’indemniser de son préjudice résultant de “la perte de chance d’être attributaire du marché” en question. Relevons que l’arrêt ne pose pas comme condition que l’entreprise se soit portée candidate au marché. Son offre n’est pas non plus décortiquée pour savoir si elle avait des chances de l’emporter.

Autant dire que ces éléments sont jugés indifférents. Faut-il en conclure, si l’on transpose cette jurisprudence aux hypothèses où aucun appel à la concurrence n’a été réalisé, que toutes les entreprises du secteur concerné seraient en droit de se constituer partie civile ? A priori oui. Ainsi la réparation civile (l’indemnisation des candidats potentiels) pourrait être bien plus dissuasive que les sanctions pénales (qui ne sont pas neutres). Ce d’autant plus qu’au regard du juge pénal, les faits de favoritisme sont nécessairement constitutifs d’une faute personnelle (par opposition à la faute de service) justifiant la mise à contribution du patrimoine personnel de l’élu ou du fonctionnaire condamné. Si une telle mise à contribution est légitime en cas d’enrichissement personnel de l’agent ou d’intention caractérisée de frauder la loi, elle apparaît plus discutable lorsque le favoritisme résulte, de bonne foi, d’une méconnaissance ou d’une mauvaise interprétation des textes. Dans cette seconde hypothèse, n’est-on pas en présence de ce que le commissaire du Gouvernement Laferrière (tribunal des conflits, 5 mai 1877, Laumonnier-Carriol), désignait comme un "acte dommageable impersonnel [qui] révèle un administrateur mandataire de l’Etat plus ou moins sujet à erreur et non l’homme avec ses faiblesses et ses passions" ?

Cass crim 28 janvier 2004 N° de pourvoi : 02-86597