Le portail juridique des risques
de la vie territoriale & associative

Quelle prescription pour le favoritisme ?

Cass crim 1 décembre 2004 N° de pourvoi : 04-83079

Dans cette affaire de marché public, à la suite d’un contrat d’aménagement de canalisations, les magistrats de la cour de cassation (Cass crim 1er décembre 2004) précisent les règles relatives à la prescription, avec ce rappel : les personnes favorisées peuvent être poursuivies au titre du recel avec à la clé une possible peine d’exclusion des marchés publics. C’est aussi l’occasion de préciser le rôle de la mission interministérielle d’enquête sur les marchés (MIEM).

Faits et procédure

En février 1995, le chef de la mission interministérielle d’enquête sur les marchés (MIEM) qui avait été saisi en 1993 par le ministère de l’économie et des finances, informe le procureur de la République d’irrégularités concernant des contrats d’aménagement de canalisations, conclus en 1991 et 1992 par un syndicat intercommunal présidé par un député-maire. A l’issue de l’instruction en août 1995, l’élu est renvoyé en correctionnelle pour favoritisme, et le directeur régional de l’entreprise favorisée pour recel de favoritisme.
Le tribunal correctionnel déclare l’action publique éteinte du fait du décès du premier et de la prescription s’agissant des faits reprochés au second.
Sur appel du parquet, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence infirme le jugement et retient la culpabilité de l’entrepreneur lequel est condamné en répression à 5000 euros d’amende avec sursis, ce que confirme donc la Cour de cassation.


Enquêtes de la MIEM et prescription

Les faits remontant aux années 1991 et 1992, alors que le Procureur de la République n’avait été saisi des faits que courant 1995, soit plus de trois ans après, le prévenu invoquait pour sa défense la prescription de l’action publique. Le tribunal correctionnel avait d’ailleurs fait droit à sa demande. Pour infirmer cette décision, les magistrats de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence (CA Aix-en-Provence 7 avril 2004) relèvent :

 "que la prescription est interrompue à l’égard des crimes, délits et contraventions par tout acte d’instruction ou de poursuite ;

 que la Cour de cassation précise qu’on doit entendre par acte d’instruction ou de poursuite ceux qui ont pour objet de constater une infraction, d’en rassembler les preuves et d’en rechercher les auteurs ;

 que la loi du 3 janvier 1991 qui a créé la Mission interministérielle d’enquêtes sur les marchés publics (MIEM), dispose en son article 7 que "sont habilités à constater l’infraction prévue au présent article, outre les officiers et agents de police judiciaire, les membres de la MIEM" ;

 que les articles 4 et 5 leur confèrent pour la recherche et la constatation du délit prévu par l’article 432-14 du Code pénal, un large pouvoir de communication, de visite et d’audition ;

 qu’il en résulte que les agents de la MIEM, qui sont habilités à constater l’infraction et à rassembler les preuves, accomplissent des actes qui sont interruptifs de prescription ;

 que la MIEM a été saisie de sa mission par lettre du ministre de l’économie et des finances en date du 7 janvier 1993, qu’elle a procédé à son enquête courant 1993 les premiers procès-verbaux d’audition datant du 4 mars 1993 ; qu’il en résulte que la prescription a été interrompue à l’égard de tous les faits incriminés dont le premier date de février 1991".

Le prévenu conteste cette analyse en relevant à l’appui de son pourvoi que :

 "les enquêtes relatives au délit d’atteinte à la liberté d’accès et à l’égalité des candidats dans les marchés publics conduites par les membres de la Mission interministérielle d’enquête sur les marchés publics (MIEM) se déroulent sans contrôle direct de l’autorité judiciaire et ont pour objet de renseigner les autorités administratives qui les ont demandées".

 dès lors elles "présentent un caractère administratif et ne peuvent par suite recevoir la qualification d’actes d’instruction interruptifs de la prescription".

Approuvant les juges d’appel la Cour de cassation rejette le moyen soulevé par un attendu de principe : "les actes ayant pour objet la constatation de l’infraction prévue par l’article 432-14 du Code pénal, accomplis par les membres de la Mission interministérielle d’enquête sur les marchés habilités à cet effet par l’article 7 de la loi du 3 janvier 1991, sont interruptifs de prescription". Ce faisant les magistrats de la Cour de cassation font leur les positions exprimées par la MIEM dans son rapport d’activité de l’année 1998.


Les règles de prescription de l’action publique

Extraits du rapport de la MIEM de l’année 1998 (p.25 et suivantes)

"L’article 8 du code de procédure pénale dispose : "en matière de délit, la prescription de l’action publique est de trois années révolues ; [elle s’accomplit à compter du jour où le délit a été commis si, dans cette intervalle, il n’a été fait aucun d’instruction ou de poursuite]". On doit entendre par acte d’instruction ou de poursuite, pouvant interrompre la prescription de l’action publique, les actes qui ont pour objet de constater les délits, d’en découvrir ou d’en convaincre les auteurs (Crim 9 mai 1936) et qui ont par la même la nature d’actes de police judiciaire. De simples actes d’enquête administrative sont insusceptibles d’interrompre la prescription. Il n’est pas nécessaire que les actes d’instruction et de poursuites aient été exécutés sur réquisition de l’autorité judiciaire, l’agent pouvant agir de sa propre initiative c’est-à-dire en vertu des pouvoirs propres qui lui ont été conférés par la loi.

C’est en vertu de ces principes que la Chambre criminelle de la Cour de cassation a depuis longtemps considéré que les actes de constatation et de recherche des infractions effectués par des agents de l’administration, habilitées à cet effet, sont des actes interruptifs de prescription. Les actes d’enquête des agents des douanes et des agents de la concurrence sont le plus fréquemment cités.

 Agents des douanes : "les articles 7 et 8 du code de procédure pénale sont applicables aux infractions douanières et cambiaires, en vertu des articles 351 et 451 du code des douanes. Les procès-verbaux de constatation et de recherche des infractions de cette administration, lorsqu’ils émanent d’agents compétents, constituent des actes d’enquête et de poursuite interruptifs comme tels de prescription (Cass crim 26 juillet 1988, Bull crim n° 305, p 828).

 Agents de la direction de la concurrence : "les procès-verbaux régulièrement dressés par les agents de la direction générale du commerce intérieur et des prix légalement habilités par l’article 6 de l’ordonnance n°45-1414 du 30 juin 1945 à constater des infractions à la législation économique, constituent des actes de police judiciaire interruptifs de prescription (Cass crim 19 janvier 1978 op.cit).


Les missions de la MIEM

Extraits du rapport de l’année 1998 (P.25 et s)

Les membres de la Mission interministérielle créée par une loi du 3 janvier 1991 sont en ce qui les concerne, habilités à constater le délit de favoritisme qui sanctionne les manquements à la réglementation des marchés publics. L’article 7 de la loi 91-3 du 3 janvier 1991 dispose en effet : "les membres de la Mission interministérielle d’enquête sur les marchés sont habilités à constater l’infraction prévue par l’article 432-14 du code pénal". (Sous l’article 78 du code de procédure pénale). Pour y parvenir, la loi a accordé aux membres de la Mission interministérielle le pouvoir d’effectuer des actes d’enquête et de poursuite qui sont, à raison de l’objectif poursuivi (la constatation d’une infraction pénale) des actes de police judiciaire.


Les prérogatives de la MIEM

Extraits du rapport de l’année 1998 (P.25 et s)

Les actes d’enquêtes et de poursuites qui peuvent être diligentés par les membres de la Mission sont mentionnés aux articles 3, 4 et 5 de la loi du 3 janvier 1991.

 Les articles 3 et 4 de la loi donnent aux membres de la Mission le pouvoir d’obtenir des administrations et des entreprises, communication des pièces qui leur sont utiles et de recueillir sur convocation ou sur place toutes informations, renseignements et justifications pour rechercher, dans le cadre de leur enquête, non seulement les faits constitutifs du délit de favoritisme que la Mission est habilité à constater, mais plus généralement "les conditions de régularité et d’impartialité dans lesquelles [ont été] préparés, passés et exécutés les marchés publics (...)".

 L’article 5 leur donne le pouvoir de procéder à des visites domiciliaires.

Alors que, comme il vient d’être dit (A), les membres de la Mission, disposent d’un droit de communication de pièces et de recueils de renseignements, ils ont de plus, par application de l’article 5, la possibilité d’effectuer des visites domiciliaires. Ils ne peuvent toutefois user de ce pouvoir que pour la seule recherche du délit de favoritisme.

Compte-tenu en effet de la gravité des visites domiciliaires susceptibles de voir l’autorité administrative porter atteinte aux libertés individuelles - garanties et protégées constitutionnellement par l’autorité judiciaire, la loi du 3 janvier 1991 a enserré son exercice dans des conditions très strictes de forme et de fond.


La nature juridique des actes d’enquête de la MIEM

Extraits du rapport de l’année 1998 (P.25 et s)

 Les actes d’enquêtes de la Mission sont soumis à des formes d’autant plus strictes qu’ils sont susceptibles de préjudicier aux personnes qu’ils concernent. Le droit de communication de pièces et de recueil de renseignements (articles 3 et 4 de la loi) sont établis en la forme de rapport et de compte-rendus d’audition (article 2 alinéa 4 de la loi du 3 janvier 1991). Il s’agit en effet pour les membres de la Mission, non pas de procéder à des constatations matérielles telles qu’effectuées par les agents de la concurrence (ex : défaut d’étiquetage) ou des douanes (ex : entrée de produits illicites sur le territoire), mais de rechercher les manquements à la réglementation des marchés publics.

Les actes de la Mission ne se concrétisent donc pas par des procès-verbaux de constatation, mais par des rapports d’inventaire et comptes rendus d’audition qui lui sont propres pour parvenir, le cas échéant, à la constatation du délit de l’article 432-14 du code pénal...

La forme de ces actes est réglementée à l’article 38-5 du code des marchés publics. La loi soumet également ces actes d’enquêtes au principe du contradictoire (article 2 alinéa 7 et 8 de la loi du 3 janvier 1991).

 Le pouvoir de visite domiciliaire accordé par la loi aux membres de la Mission est strictement réglementé (article 5 de la loi du 3 janvier 1991). Il ne peut être autorisé que sur ordonnance du Président du Tribunal de Grande instance, susceptible de faire l’objet d’un pourvoi en cassation selon les règles prévues par le code de procédure pénale".


Délit d’entrave

Extraits du rapport de l’année 1998 (P.25 et s)

L’entrave à l’exercice des pouvoirs d’enquête des membres de la Mission interministérielle est susceptible d’être sanctionné pénalement par une peine de six mois d’emprisonnement et de 50 000 francs d’amende (article 8 de la loi du 3 janvier 1991).

La cour de cassation a considéré qu’un chef d’entreprise qui s’était opposé à la demande de communication de pièces et recueil de renseignements des membres de la Mission interministérielle devait être sanctionné pénalement sur ce fondement (Crim. 8 octobre 1996).


Un antécédent : jugement TGI Orléans 14 mai 1997

Extraits du rapport de l’année 1998 (P.25 et s)

Les actes d’enquête de la Mission ont donc bien la nature d’actes de poursuites interruptifs de prescription, dans les termes de l’article 8 du code de procédure pénale.

Le tribunal de grande instance d’Orléans siégeant en formation correctionnelle a rendu, le 14 mai 1997, une décision dont les motivations en tous points remarquables méritent d’être reprises :

"Selon l’article 2, la Mission est chargée de diligenter des enquêtes à la demande du Premier ministre, des ministres et des préfets. Ces enquêtes donnent lieu à l’établissement de rapports et s’il y a lieu, de compte-rendus d’audition qui sont transmis aux autorités qui les ont demandées.

De telles enquêtes ne sont pas en elles-mêmes des actes d’instruction, sauf dans un cas. En effet, l’article 7 de la loi :

 incrimine et réprime l’infraction de procurer un avantage injustifié à autrui par un acte contraire aux dispositions sur les marchés publics ;

 en son alinéa 2, il expose que "sont habilités à constater l’infraction prévue au présent article, outre les officiers et agents de police judiciaire, les membres de la Mission interministérielle d’enquête sur les marchés".

Ce texte donne formellement aux membres de la Mission le pouvoir de constater l’infraction prévue à l’article 7, comme les officiers et agents de police judiciaire. Le membre de la mission qui a diligenté l’enquête, Monsieur R..., s’est fait remettre des pièces et a auditionné les différents protagonistes avant que la Mission n’estime que l’infraction à l’article 7 de la loi, abrogé et remplacé par l’article 432-14 du nouveau code pénal, était constituée.

Dans ces conditions, l’enquête de la Mission constitue bien un acte d’instruction qui a interrompu la prescription".


Recel de favoritisme

L’élu étant décédé en cours de poursuites, les magistrats ne se sont prononcés que sur le délit de recel. Celui-ci directeur régional de la société favorisée n’a touché aucun pot-de-vin. Mieux : il avait alerté sa hiérarchie sur l’irrégularité de la procédure. Sa culpabilité au titre du recel n’en est pas moins retenue au motif :

 qu’en sa qualité de directeur régional de la société favorisée, "il a procédé aux actes préparatoires à la conclusion des avenants et contrats incriminés, qui ont été signés par [l’élu] et un représentant de [sa société] ;

 "que les dispositions de l’article 321-1 du Code pénal [réprimant le recel] vise celui qui agit en qualité d’intermédiaire et n’exige pas que le receleur ait tiré un bénéfice personnel"

 que le rapport de la MIEM "établit que la passation des contrats s’est faite dans des conditions contraires aux stipulations du Code des marchés publics dans la mesure où l’avenant signé en mars et avril 1991 constituait un marché d’étude et non un complément au contrat initial (...) et que la convention de maîtrise d’œuvre avait été passée sans recensement des personnes physiques ou morales capables de réaliser la mission et sans mise en compétition ;

 que le prévenu "ne peut sérieusement contester l’analyse à laquelle les agents de la MIEM ont procédé dès lors que lui-même aboutissait aux mêmes conclusions ainsi que cela résulte de la note interne qu’il adressait le 18 décembre 1990 [au directeur de sa compagnie].

En l’espèce seul le directeur général, personne physique, a été poursuivi. Des poursuites auraient également été envisageables contre la société personne morale. Rappelons qu’au titre du recel, les entreprises favorisées peuvent encourir une peine d’exclusion temporaire ou définitive des marchés publics (voir sur ce point : Patrice Reis, Le délit de favoritisme dans les marchés publics : une régulation pénale des pratiques discriminatoires et de certaines pratiques anticoncurrentielles, Petites affiches 4 juillet 2003 n°133 p.4). Les sociétés contractantes doivent-elles, pour éviter tout problème, opérer un véritable contrôle de la légalité des marchés publics auxquels elles soumissionnent ?