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Prise illégale d’intérêts : suffit-il de faire le mort lors de la passation du marché ?

Cass crim 9 février 2005 N° de pourvoi : 04-84633

Voilà un arrêt qui bat en brèche une idée reçue : non, lorsque le maire ou le président d’une collectivité territoriale est "intéressé" de façon "quelconque" par la décision de la commission d’appels d’offres qu’il préside, il ne lui suffit pas de ne pas prendre part au vote. Ni de déléguer sa signature. La prise illégale d’intérêt tient à la nature de sa fonction : nonobstant sa discrétion au moment de leur passation, n’a-t-il pas en effet tout pouvoir dans la surveillance et l’administration des marchés publics ?

Faits et procédure

Le président d’un conseil général intervient dans l’attribution de deux marchés de travaux publics. L’un concerne l’élargissement d’un pont sur une route départementale, l’autre l’extension d’un port. Les marchés sont attribués à deux sociétés cogérés par le fils et la fille de l’élu. Ce dernier préside la commission d’appel d’offres sans prendre part au vote pour le premier marché, en donnant délégation de signature à un chef de service pour signer le second. Il n’en est pas moins poursuivi pour prise illégale d’intérêts, sans distinction selon son implication dans ces deux marchés. Ses enfants sont, quant à eux, poursuivis pour recel de ce délit.

En première instance, l’élu bénéficie d’une relaxe générale mais en appel (Cour d’appel de Bastia 9 juillet 2003), les magistrats estiment que les deux situations ne méritent pas d’être traitées sur un pied d’égalité : ils condamnent l’élu (10 000 euros d’amende) s’agissant du marché dont il a présidé la CAO, considérant son retrait au moment du vote comme inopérant, mais confirment sa relaxe s’agissant du second marché pour lequel il a délégué la signature du marché.

Sur appels du Procureur général et du prévenu, la Cour de cassation (Cass crim 9 février 2005) estime que les magistrats d’appel n’avaient pas à rentrer dans ces nuances dès lors "que le président du conseil général a seul l’administration de l’ensemble des affaires du département, en application de l’article L. 3221-3 du Code général des collectivités territoriales" : si elle confirme la condamnation de l’élu s’agissant du premier marché, elle annule donc sa relaxe s’agissant du second. L’affaire est renvoyée pour être à nouveau jugée conformément au droit devant la Cour d’appel de Paris.


Incidences du retrait au moment du vote

Pour condamner l’élu, s’agissant du premier marché, les magistrats de la Cour d’appel ont relevé que :

 exerçant au moment des faits un mandat électif (c’est à la suite d’un changement de majorité que des poursuites ont été initiées à son encontre), il avait un intérêt moral, en l’espèce familial, dans le fait que ce marché puisse bénéficier à une entreprise gérée par ses enfants ;

 quelle qu’ait été son attitude de retrait, attestée par d’autres membres de la commission d’appel d’offres, élus comme administratifs, il n’en demeure pas moins qu’il a présidé les deux commissions des marchés, ce qui constitue un acte positif et conscient d’exercice de ses attributions avec les conséquences que ceci pouvait avoir ;

 s’il a pu être surpris de la découverte du dossier à la première réunion, il pouvait prendre les mesures nécessaires pour ne pas présider la seconde.

A l’appui de son pourvoi, l’élu considère que sa condamnation sur la base d’une décision prise par un organe délibérant viole le principe selon lequel "nul n’est responsable pénalement que de son propre fait". Ce d’autant plus, fait-il remarquer, qu’il n’a pas pris part aux votes comme l’ont reconnu les magistrats soulignant son "attitude de retrait".

Pour confirmer la décision des juges d’appel, les magistrats de la Cour de cassation relèvent que :

 " le prévenu a présidé la première réunion de la commission d’appel d’offres du 22 août 1995, au cours de laquelle a eu lieu l’ouverture des plis, puis la seconde réunion du 7 novembre 1995, à l’issue de laquelle la société [gérée par sa fille] a été déclarée attributaire du marché" ;

 "il a pris un intérêt moral, en l’espèce familial, du fait que ce marché a bénéficié à une entreprise gérée par ses enfants" ;

 dès lors "que le président du conseil général a seul l’administration de l’ensemble des affaires du département, en application de l’article L. 3221-3 du Code général des collectivités territoriales, notamment celles relevant de ses pouvoirs de préparation et d’exécution des décisions de la commission d’appel d’offres qu’il préside, la cour d’appel a justifié sa décision".


Et une délégation de signature ?

Pour relaxer l’élu, s’agissant du second marché (et ses enfants pour recel), les magistrats de la Cour d’appel relèvent que si le prévenu a pris un intérêt moral, en l’espèce familial, dans l’opération critiquée, "il n’est pas établi qu’il ait pris une part quelconque, de façon directe ou indirecte, dans le processus de décision comme dans l’ensemble des opérations relatives à ce marché". Le marché ayant "été signé par un délégataire du président du conseil général et son paiement effectué par les services de cette collectivité territoriale", on ne saurait "déduire du seul fonctionnement régulier d’un organisme administratif l’existence de l’élément intentionnel requis par l’article 121-3 du Code pénal".

Telle n’est pas la position de la Cour de cassation qui censure sans équivoque la décision des magistrats d’appel :
"en prononçant ainsi, alors que, nonobstant la délégation de signature donnée à un chef de service du conseil général, [il] avait conservé la surveillance ou l’administration de la conclusion du marché avec la société [gérée par sa fille] et accompli sciemment l’acte constituant l’élément matériel du délit, la cour d’appel a méconnu le sens et la portée des textes susvisés".