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Rupture d’une digue en cours de construction, responsabilité sans faute du département maître d’ouvrage

Cour administrative d’appel de Nancy, 9 janvier 2014, 12NC01907

Un département peut-il, en sa qualité de maître d’ouvrage, être jugé responsable de la rupture d’une digue en cours de construction, bien qu’il n’ait pas réceptionné les travaux et que l’accident soit principalement imputable au constructeur qui a procédé à une mise en eau prématurée des bassins de rétention ?

 [1]

Oui : le maître d’ouvrage engage sa responsabilité, même sans faute, à l’égard des tiers à l’ouvrage. Peu importe que les travaux n’aient pas encore été réceptionnés, cette circonstance n’étant susceptible de produire des effets juridiques que dans les rapports entre le maître de l’ouvrage et les constructeurs. Un département est ainsi jugé responsable des dommages causés notamment à des entreprises après des ruptures de digues. Par contre le département est fondé à appeler en garantie les entreprises qui ont commis des fautes dans l’exécution de leurs missions. Ainsi, examinant dans un second temps l’imputabilité des désordres, le juge administratif accueille les appels en garantie du département et prononce au final un partage de responsabilités entre le maître d’œuvre (30%), le constructeur (55 %), et le bureau d’études (15 %).


Dans le cadre d’un programme de lutte contre les inondations, un département aménage des bassins de rétention dans une rivière. Avant que les travaux ne soient réceptionnés trois digues lâchent causant d’importantes inondations dans deux communes. Les victimes et leurs assureurs actionnent la responsabilité du département, maître d’ouvrage. Une entreprise fait notamment valoir qu’à la suite des inondations, elle a été dans l’impossibilité de poursuivre son activité et a dû licencier la totalité de son personnel.

Le département se défend en relevant d’une part qu’il n’avait pas réceptionné les travaux et que, d’autre part, le régime d’indemnisation des catastrophes naturelles s’opposait à toute recherche en responsabilité à son encontre.


Responsabilité sans faute du département maître d’ouvrage

Le tribunal administratif de Besançon réfute les deux arguments :

 peu importe que les travaux n’aient pas été réceptionnés, cet acte n’étant susceptible d’avoir des effets juridiques que dans les rapports entre le maître de l’ouvrage et les constructeurs ;

 le régime d’indemnisation des catastrophes naturelles ne fait pas obstacle à ce que les assureurs ou les victimes elles-mêmes recherchent la responsabilité du maître de l’ouvrage.

La cour administrative d’appel de Nancy confirme cette analyse dès lors que :

- le « maître d’ouvrage, est responsable vis-à-vis des tiers, même en l’absence de faute, des dommages causés à ceux-ci par l’exécution des travaux publics incriminés » ;
 
- « la circonstance que la réception de ces travaux n’avait pas été prononcée à la date de ces dommages, et a fait l’objet, le 9 janvier 2002, d’une décision expresse de refus émanant du département, n’est pas de nature à faire obstacle à l’engagement de sa responsabilité ou de l’atténuer à l’égard des tiers dès lors que cet acte n’a des effets juridiques que dans les rapports contractuels entre le maître de l’ouvrage et l’entrepreneur, et est seulement susceptible de lui permettre d’appeler en garantie les différentes sociétés intervenues lors de la réalisation des travaux ».

Entreprise indemnisée

L’entreprise ayant dû cesser son activité réclamait réparation de son préjudice. Le tribunal administratif l’avait déboutée mais la cour administrative d’appel fait droit à sa demande. En effet si la société avait subi des pertes importantes au cours des deux derniers exercices comptables, les documents qu’elle produit (notamment les courriers de ses clients résiliant leurs contrats commerciaux en raison de l’arrêt des fournitures de produits nécessaires à leur activité, ainsi que le procès-verbal de la réunion du comité d’entreprise dans lequel sont exposés les motifs qui justifient la fermeture de l’entreprise), permettent d’établir l’existence d’un lien de causalité entre les inondations et le licenciement économique de l’ensemble des salariés auquel la société a dû procéder. Peu importe à cet égard que l’entreprise n’aurait pas été titulaire des autorisations administratives nécessaires pour réaliser certaines prestations.

C’est donc à tort que le tribunal administratif de Besançon a rejeté la demande de l’entreprise tendant à la condamnation du département à l’indemniser des préjudices qu’elle a subis.
Tiers par rapport à l’ouvrage, les victimes ont bien droit à l’entière réparation de leur préjudice sans autre limite que la valeur vénale des biens endommagés. Le département, en sa qualité de maître de l’ouvrage, est ainsi condamné à verser aux assureurs des victimes le montant des indemnités versées aux assurés, ces derniers obtenant pour leur part la prise en charge par le département des franchises qu’ils avaient dû supporter.


Mise en eau prématurée

L’affaire ne s’arrête pas là pour autant. En effet l’expertise a établi que la rupture des bassins de rétention était imputable à la mise en eau prématurée des bassins du fait de l’enlèvement par la société de terrassement des batardeaux qui empêchaient l’eau de remonter dans le chenal et la survenue d’une phénomène d’érosion interne de la matrice du talus aval [2]. Or cette érosion est-elle même imputable au matériau utilisé insuffisamment compacté qui, en l’absence de dispositif de drainage ou de couverture étanche du talus, s’est révélé inadapté pour la construction d’une digue homogène.

Plusieurs autres désordres sur les bassins sont par ailleurs mis en exergue : défaut géométrique de la crête, défaut de conception des coursiers, sous-dimensionnement de la largeur des déversoirs...

D’où l’appel en garantie, par le département, du maître d’œuvre, du constructeur principal et du bureau d’études chargé des vérifications.


Contrôles défaillants ?

Avant d’examiner l’imputabilité des désordres, le tribunal avait constaté une défaillance dans l’exercice des pouvoirs de contrôle du département au regard de la nature et des risques de ces ouvrages :

 les dommages auraient pu être évités par la réalisation, à la charge du maître de l’ouvrage, de contrôles altimétriques préconisés à deux reprises par le maître d’œuvre ;

 un plan d’exécution aurait dû être mis en place avant la réalisation des déversoirs, ouvrages critiques dont la solidité conditionne la stabilité des digues ;

 enfin aucun contrôle du matériau utilisé, ni aucun essai sur la perméabilité n’ont été réalisés.

La cour administrative d’appel n’est pas de cet avis. En effet :

- « la rupture des digues n’est pas imputable à un défaut de conception des ouvrages concernant la charge hydraulique, ni à l’absence d’une étude des risques de ce projet, les débits observés lors de l’accident n’ayant jamais dépassé le débit maximum pour lequel le projet a été dimensionné » ;
- « le fait que le département a modifié le projet initialement envisagé est sans influence sur l’origine du dommage » ;
- « la circonstance que le département n’avait pas encore fait réaliser les contrôles techniques qui lui avait été demandés par le maître d’œuvre (...) concernant en particulier le niveau altimétrique des ouvrages, en dehors de toute obligation contractuelle, n’est pas constitutive d’une faute du département et ne saurait donc atténuer les obligations pesant sur le constructeur principal, le maître d’œuvre et le bureau de contrôle » ;
- « si le département ne conteste pas qu’il assumait une fonction de conduite des opérations, aucun des manquements allégués à son encontre par les autres parties ne se rattache à cette mission » ;
 
- « il ne résulte pas de l’instruction que l’absence de réalisation par le département d’une jetée de pierre et d’un mur de soutènement, qui avaient été envisagés lors de travaux d’endiguement prévus en 1994, aurait eu une incidence sur l’étendue des dommages subis par la société ».

Appel en garantie

Contrairement au tribunal qui avait retenu une part de responsabilité du département (à hauteur de 10 %), la cour administrative d’appel accueille intégralement les appels en garantie du département dirigés contre le constructeur principal, le maître d’œuvre et le bureau de vérification technique.

Se penchant sur l’imputabilité des désordres, le tribunal prononce un partage de responsabilités entre :

 le maître d’œuvre est déclaré responsable à hauteur de 30 % pour avoir accepté en connaissance de cause l’emploi des matériaux inadaptés et non conformes à ses prescriptions initiales et pour n’avoir entrepris aucune démarche visant à contraindre le constructeur principal à produire les contrôles auxquels il était astreint contractuellement ;

 le constructeur principal est jugé responsable à hauteur de 55 % pour avoir substitué des matériaux en contradiction avec les exigences du CCTP, avoir procédé à l’enlèvement des batardeaux entraînant la mise en eau des bassins alors que tous les ouvrages n’étaient pas terminés et faute d’avoir réalisé l’ensemble des contrôles internes lui incombant ;

 le bureau d’études chargé de contrôler la conception et l’exécution des digues est déclaré responsable à hauteur de 15 % dès lors que le contrôleur technique a commis des manquements lors de l’accomplissement de ses missions qui portaient sur la solidité des ouvrages et des éléments d’équipement indissociables, ce qui couvre non seulement l’examen des documents d’exécution, mais aussi l’exécution même des ouvrages. Le bureau aurait dû également conduire les différentes phases de contrôle du chantier portant sur la réalisation des ouvrages et équipements, au nombre desquels figurent les digues des bassins d’écrêtement.

Ainsi si le département intervient en première ligne pour indemniser les victimes des inondations, tiers à l’ouvrage, la charge finale de l’indemnisation repose, par le jeu des appels en garantie, sur les entreprises fautives.

 Tribunal administratif de Besançon, 25 septembre 2012, N° 500609 (PDF)

 Cour Administrative d’Appel de Nancy, 9 janvier 2014, 12NC01907

[1Photo : © Chris Gallagher sur Unsplash

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