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Procédure disciplinaire : les collectivités peuvent recourir à des détectives privés

Conseil d’État, 16 juillet 2014, N° 355201

Une collectivité peut-elle recourir aux services de détectives privés à l’appui d’une procédure disciplinaire ?

Oui : la collectivité peut apporter la preuve du manquement de l’agent à ses obligations devant le juge administratif par tout moyen. Seuls les procédés déloyaux doivent être écartés par le juge . Le recours par une collectivité à des détectives privés ne constitue pas en soi un procédé déloyal dès lors que les rapports établis par l’agence privée reposent sur des constatations matérielles du comportement de l’agent dans des lieux ouverts au public. Dans cet arrêt le Conseil d’Etat ouvre par ailleurs la porte à l’utilisation de preuves obtenues de manière déloyale si un "intérêt public majeur" le justifie. Il s’agit là d’une notion du droit de l’environnement qui vient irriguer le droit de la fonction publique et dont on attend avec impatience des illustrations concrètes pour mieux en délimiter le contour...

Suspectant un agent d’exercer sans autorisation une activité privée lucrative, une ville embauche une agence de détectives privés pour organiser une filature.

L’enquête confirme les doutes de la collectivité : l’agent est gérant statutaire d’une entreprise générale de bâtiment et gérant de fait d’une autre société au nom de son épouse.

Révoqué, l’agent conteste la sanction estimant qu’il a été pris en faute au moyen d’un mode de preuve illicite. Il obtient gain de cause devant le tribunal administratif de Versailles qui annule l’arrêté de révocation.

La Cour administrative d’appel de Versailles annule le jugement et valide la sanction :

"en confiant à une agence de détectives privés une mission étroitement encadrée de vérification de soupçons de l’activité professionnelle occulte de M. A, alors en position d’activité, la commune (...) n’a pas porté atteinte au droit à la vie privée de son agent une atteinte insusceptible d’être justifiée par les intérêts légitimes de la commune et le souci de protection de l’image de l’administration territoriale".

En effet :

 d’une part les enquêteurs n’étant intervenus que sur la voie publique, "les faits qu’ils ont observés ne peuvent donc essentiellement être que des comportements publics" ;

 d’autre part ni le conseil de discipline, ni le maire de la commune, ni le conseil de discipline de recours ne se sont appuyés que sur les seuls faits établis par l’enquête des détectives. En effet le rôle actif de l’agent dans les entreprises concernées est également établi par la déclaration de son épouse ainsi que par une ordonnance du conseil des Prud’hommes établissant qu’il avait fait l’objet d’une assignation à la demande d’une personne licenciée, qui réclamait le versement de plusieurs mois de salaire et qui avait déclaré qu’elle l’avait eu pour seul interlocuteur.

Le pourvoi de l’intéressé offre l’occasion au Conseil d’Etat de rappeler certains principes :


 "l’autorité investie du pouvoir disciplinaire, à laquelle il incombe d’établir les faits sur le fondement desquels elle inflige une sanction à un agent public, peut apporter la preuve de ces faits devant le juge administratif par tout moyen ;

 "toutefois, tout employeur public est tenu, vis-à-vis de ses agents, à une obligation de loyauté ; (...) il ne saurait, par suite, fonder une sanction disciplinaire à l’encontre de l’un de ses agents sur des pièces ou documents qu’il a obtenus en méconnaissance de cette obligation, sauf si un intérêt public majeur le justifie" ;

 "il appartient au juge administratif, saisi d’une sanction disciplinaire prononcée à l’encontre d’un agent public, d’en apprécier la légalité au regard des seuls pièces ou documents que l’autorité investie du pouvoir disciplinaire pouvait ainsi retenir".

Appliquant ces principes au cas d’espèce, le Conseil d’Etat valide la sanction prise : en estimant que les rapports établis par l’agence de détectives privés, reposant sur des constatations matérielles du comportement de l’agent à l’occasion de son activité et dans des lieux ouverts au public, ne traduisaient pas un manquement de la commune à son obligation de loyauté vis-à-vis de son agent et qu’ils pouvaient donc légalement constituer le fondement de la sanction disciplinaire litigieuse, la cour n’a commis ni erreur de droit, ni erreur de qualification juridique.

Relevons au passage que le Conseil d’Etat laisse la porte ouverte à l’utilisation de preuves obtenues de manière déloyale si un "intérêt public majeur" le justifie. Il s’est sans doute inspiré des dispositions de l’article 12 de la directive 92/43/CEE, du Conseil, du 21 mai 1992, relative à la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvage qu’il applique régulièrement [1] et qui ont été déclinées dans le Code de l’environnement [2]. Ainsi une notion du droit de l’environnement vient irriguer le droit de la fonction publique. Toujours est-il que l’on attend avec impatience des illustrations concrètes en matière disciplinaire pour voir jusqu’où le Conseil d’Etat est prêt à aller en ce sens et quelles entorses au principe de loyauté il serait enclin à tolérer [3]...

 Cour administrative d’appel de Versailles, 20 octobre 2011, n°10VE01892

 Conseil d’État, 16 juillet 2014, N° 355201

 [4]

[1« 1. Les Etats membres prennent les mesures nécessaires pour instaurer un système de protection stricte des espèces animales figurant à l’annexe IV point a), dans leur aire de répartition naturelle, interdisant : a) toute forme de capture ou de mort intentionnelle de spécimens de ces espèces dans la nature ; b) la perturbation intentionnelle de ces espèces, notamment durant la période de reproduction et de dépendance (...) » ; que le loup est au nombre des espèces figurant à l’annexe IV point a) de la directive ; que l’article 16 de la même directive prévoit que : « 1. A condition qu’il n’existe pas une autre solution satisfaisante et que la dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle, les Etats membres peuvent déroger aux dispositions des articles 12, 13, 14 et de l’article 15 points a) et b) : (...) b) pour prévenir des dommages importants notamment aux cultures, à l’élevage, aux forêts, aux pêcheries, aux eaux et à d’autres formes de propriété ; c) dans l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques, ou pour d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique (...) »

[2Article L. 411-2 du code de l’environnement : " Un décret en Conseil d’Etat détermine les conditions dans lesquelles sont fixées : / (...) 4° La délivrance de dérogation aux interdictions mentionnées aux 1°, 2° et 3° de l’article L. 411-1, à condition qu’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante et que la dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle : (...) / c) Dans l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou pour d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et pour des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement ; / d) A des fins de recherche et d’éducation, de repeuplement et de réintroduction de ces espèces et pour des opérations de reproduction nécessaires à ces fins, y compris la propagation artificielle des plantes ; / e) Pour permettre, dans des conditions strictement contrôlées, d’une manière sélective et dans une mesure limitée, la prise ou la détention d’un nombre limité et spécifié de certains spécimens (...)

[3Est-ce à dire par exemple que la préservation d’un "intérêt public majeur" pourrait justifier, dans le cadre d’une procédure disciplinaire, des écoutes téléphoniques ou des enregistrements vidéos clandestins ?

[4Photo : © Galushko Sergey