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Harcèlement au travail, la collectivité responsable ?

TA Versailles 15 octobre 2004 (Req. N°031193)

Le harcèlement moral est une faute personnelle du cadre territorial ou de l’élu qui pervertit les règles du management. Mais cette faute est-elle ou non "dépourvue de tout lien avec le service" ? Retour sur un récent jugement du Tribunal administratif de Versailles.

Un jugement du Tribunal administratif de Versailles du 15 octobre 2004 (Req. N°031193) a retenu l’attention des revues juridiques spécialisées ( Conclusions de Pascale Léglise, commissaire du gouvernement, AJFP mars-avril 2005 ; note de Jacques Moreau, Jurisclasseur collectivités territoriales juin 2005). Il faut dire qu’en déniant tout lien avec le service aux faits de harcèlement moral commis par un cadre sur un agent placé sous sa responsabilité, les magistrats, suivant les conclusions du commissaire du Gouvernement, ont résolument opté pour une solution audacieuse. Faut-il y voir les prémices d’une évolution jurisprudentielle de fond tendant, sinon à l’abandon, tout au moins au recadrage de la notion de faute personnelle non dépourvue de tout lien avec le service ?


Depuis 10 ans ,la compétence et la rigueur de cette infirmière sont appréciées de ses supérieurs hiérarchiques. Jusqu’à l’année 2001 où de légers dysfonctionnements dans l’application de certains protocoles de soins sont invoqués pour justifier l’abaissement de sa note administrative.

Si l’ampleur de ces manquements professionnels sont relativisés par la Commission administrative paritaire, ils prennent aux yeux du cadre infirmier, responsable du service, une toute autre importance. A partir de ce moment, l’infirmière relève alors un "changement d’attitude radical" à son égard : ton systématiquement agressif, reproches injustifiés, incitations à quitter le service, changement d’équipe discrétionnaire, destruction d’une demande de formation, établissement d’un rapport mensonger destiné à lui nuire... Le tout se soldant par un syndrome dépressif réactionnel justifiant un arrêt de longue maladie de 9 mois. Bref tous les ingrédients, semble-t-il, du harcèlement moral.

L’infirmière ne recherche pas pour autant la responsabilité personnelle du cadre en question devant les juridictions judiciaires, mais celle du centre hospitalier à qui elle demande, devant les juridictions administratives, près de 30 000 euros de dommages-intérêts (dont pas moins de 25 000 euros au titre de son préjudice moral).

Mais si le tribunal administratif reconnaît que les faits de harcèlement sont bel et bien caractérisés, il déboute pour autant la requérante, estimant, d’une part, que la faute imputée au cadre était dépourvue de tout lien avec le service et d’autre part, que l’employeur avait eu une réaction appropriée.

Attitude vexatoire et animosité personnelle

Dans ses conclusions, le commissaire du gouvernement relève que la notion de harcèlement moral, introduite par la loi du 17 janvier 2002, "est désormais utilisée par bon nombre de requérants pour contester une décision défavorable prise à leur encontre, de sorte qu’il convient d’être extrêmement circonspect, toute situation de tension, toute gestion rigoureuse du personnel ne pouvant être qualifiée de harcèlement moral, sauf à vider de son sens l’expression".

Reconnaissant cependant que de tels faits sont difficile à prouver, Pascale Léglise invite le tribunal à étendre aux fonctionnaires l’aménagement de la charge de la preuve établi par l’article L122-52 du code du travail : au plaignant d’établir "des faits qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral", à la personne mise en cause de contester la réalité de ces agissements ou de prouver que les décisions prises l’ont été sur des éléments objectifs et non discrétionnaires. Le combat tourne en faveur de la plaignante qui a su étayer sa thèse de témoignages de collègues ou d’anciennes infirmières ayant travaillé sous la responsabilité du cadre incriminé tandis que le centre hospitalier se contente d’invoquer un "management musclé" et "l’exaspération d’un cadre devant les nombreux manquements professionnels de l’intéressée". Le commissaire du gouvernement ne manque pas de souligner la légèreté du système de défense et de stigmatiser l’attitude "vexatoire et constamment agressive du cadre, attitude allant jusqu’à priver de formation, par principe, une infirmière qui se voit précisément reprocher son absence de maîtrise de certains protocoles de soins". Et de conclure que "le caractère soudain et répétitif de ces agissements visant manifestement à déstabiliser l’intéressée et à dégrader ses conditions de travail ainsi que leur absence de réelle justification dans l’intérêt du service, (...) paraissent donc, sans hésitation, caractériser un harcèlement moral constitutif d’une faute de nature à ouvrir droit à réparation". De fait si le tribunal reconnaît que les entorses au protocole de soins pouvaient légalement motiver une baisse de la note administrative, ils ne devaient, en aucun cas, conduire le cadre à développer une animosité personnelle contre l’intéressée.

Faute dénuée de tout lien avec le service

La victime d’une faute personnelle non dépourvue de tout lien avec le service dispose d’un droit d’option et peut actionner, à son choix, la responsabilité de la personne physique ou la responsabilité de la personne morale de droit public (quitte à ce que celle-ci exercer par la suite une action récursoire contre le fonctionnaire fautif). L’action de la plaignante contre son employeur avait, a priori, d’autant plus de chances de succès que :

 la jurisprudence administrative se montre généralement large dans l’acceptation de la notion de faute personnelle non dépourvue de tout lien avec le service afin de faciliter les indemnisations des victimes ;

 le lien avec le service était, en l’espèce, a priori difficilement contestable puisque le cadre avait agi dans l’exercice de ses fonctions, sur le lieu et avec les moyens du service.

C’était sans compter sur une "analyse audacieuse" et revendiquée comme telle du commissaire du gouvernement. Pascale Léglise s’appuie, pour cela, sur les dispositions de l’article 6 quinquies de la loi du 13 juillet 1983 (telle qu’introduites par la loi du 17 janvier 2002) lequel distingue selon que les agissements ont eu "pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail". Autant dans le premier cas l’atteinte aux conditions de travail est recherché, autant dans le second il peut être fortuit. Si le commissaire du gouvernement considère que dans ces deux situations, les agissements sont caractéristiques d’une faute personnelle, il estime que seule la seconde n’est pas dénuée de tout lien avec le service (l’animosité personnelle, quant à elle, excluant pour sa part tout lien avec le service). Ce n’est que lorsque le harcèlement dépasse le cadre des relations interpersonnelles et sont "relayés par l’administration dans son ensemble, qui les renforce, voire les aggrave" que la faute devient alors une faute de service. En somme trois cas de figure devraient être distingués :

 faute personnelle détachable du service engageant la seule responsabilité de l’agent si la dégradation des conditions de travail a été recherchée ;

 faute personnelle non dépourvue de tout lien avec le service ouvrant au droit d’option de la victime si les agissements ont eu pour résultat une dégradation des conditions de travail qui n’a pas été voulu ;

 faute de service lorsque les agissements dépassent le cadre des relations interpersonnelles et sont encourages par l’administration (responsabilité de la collectivité).

Visiblement séduit par cette analyse, le tribunal dénie tout lien avec le service à la faute imputée au cadre "alors même qu’elle a été commise dans l’exercice des fonctions d’encadrement" dès lors que "les faits dont se plaint la requérante, qui ont eu pour objet intentionnel, et non simplement pour effet non recherché, de dégrader ses conditions de travail et d’altérer sa santé mentale, révèlent une animosité personnelle du cadre infirmier du service de réanimation".

Diligences normales de l’employeur

La responsabilité du centre aurait pu être engagée non seulement si la faute imputée à l’agent avait été considérée comme liée avec le service, mais également si une faute propre au service avait pu être démontrée. Or à la différence de deux autres situations (TA Besançon 11 décembre 2003 et CAA Marseille 23 mars 2004 où la direction avait couvert, sinon encouragé, les agissements), le commissaire du gouvernement relève qu’en l’espèce aucune faute ne peut être imputée à la direction de l’hôpital. En effet ce n’est qu’en février 2002 alors que la plaignante était déjà en congé maladie que l’administration a été informée des problèmes. Jusqu’à cette date, le harcèlement n’a pas "dépassé le huit clos du service", la requérante n’ayant tiré "aucune sonnette d’alarme sur le caractère anormal des agissements de sa supérieure hiérarchique (...) En somme, ces agissements sont restés du seul domaine de la relation personnelle, ce d’autant plus facilement que la surveillance d’un service hospitalier dispose d’une grande autonomie dans l’organisation de son service".

En revanche dès que l’administration a été informée du problème, elle a réagi en ordonnant une enquête interne à l’issue de laquelle la note administrative de l’intéressée a été réévaluée et les insuffisances manégariales du cadre reconnues. Une note interne concluait que le service devait retrouver des "modalités de fonctionnement acceptables par tous" et "des espaces de dialogue et de concertation".

Dans ces conditions le tribunal relève qu’il n’est pas démontré que la réaction de l’employeur "ait été insuffisante ni qu’elle ait contribué au dommage allégué".

Faute de la victime ?

Ne sachant pas si le tribunal allait le suivre dans son analyse, le commissaire du gouvernement avait pris la précaution d’envisager l’hypothèse où la responsabilité du centre hospitalier serait retenue. Se posait alors la question de la détermination du montant du préjudice. Si ces conclusions sont, en l’espèce, sans objet compte-tenu du rejet de l’action de la plaignante, elles n’en sont pas moins éclairantes sur les difficultés d’apprécier le préjudice dans de telles situations. Le commissaire du gouvernement n’était prêt à accorder qu’un dixième des près de 30 000 euros réclamés (dont 25 000 euros au titre du préjudice moral). Il relevait en effet d’une part, que le lien de causalité entre le congé maladie et les agissements dénoncés n’était pas démontré et, d’autre part, que la victime avait encouragé sa supérieure en ne dénonçant pas les agissements plus rapidement ! C’est que (même si Pascale Léglise reconnaît qu’une telle appréciation peu paraître "un peu sévère") la plaignante était une infirmière expérimentée et qu’elle "a prouvé, par ailleurs, en contestant sa notation, qu’elle connaissait les voies de recours internes et qu’elle ne craignait pas de faire valoir ses droits".