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Conflit d’intérêts : où commence la relation amicale reprochable ?

Par Me Levent SABAN, Avocat associé du Cabinet Ph.PETIT et Associés,

Me Levent Saban, qui interviendra lors de notre colloque du 13 décembre, revient sur un arrêt de la cour de cassation (Crim 13 janvier 2016, N°14-88382) portant sur la question du délit de prise illégale d’intérêts "dont l’onde de choc risque de se poursuivre longtemps si le législateur ne décide pas d’y mettre fin lui-même…"

Les faits : un cas d’école d’excès de confiance…

Le conseil municipal d’une Commune attribuait en juin 2012 à la société C un marché de télévision locale diffusée par internet. L’arrêt nous indique que c’est Monsieur X, collaborateur de cabinet du maire (en charge de la communication) qui avait rédigé le CCTP et analysé les offres. La société choisie au terme de la procédure s’avérait domiciliée à la même adresse que celle de Monsieur X. L’enquête judiciaire s’intéressait tout particulièrement aux liens professionnels et personnels existant entre Monsieur X, et le gérant de la société attributaire, Monsieur Y.

On découvrait alors que Monsieur Y avait été salarié de plusieurs sociétés par le passé dans lesquelles M. X avait des intérêts ; des investigations téléphoniques recensaient « quarante-neuf échanges téléphoniques entre l’agent public et le chef d’entreprise durant la période du 6 mars au 13 avril 2012 », ce qui permettait à la juridiction pénale de conclure que les deux hommes étaient donc quotidiennement en relation ; l’arrêt retient également, ce qui ne manque pas surprendre, la circonstance tirée de la désignation de M. Y « en qualité d’ami sur le compte Facebook ouvert par M. X en juillet 2010 », ce qui confirmerait, selon la Juridiction, « à cet égard leur grande proximité »…. ; enfin, le dossier de candidature de la société C contenait des pièces que son gérant avait falsifiées en augmentant le chiffre d’affaires et l’effectif des salariés.

Les poursuites avaient été initialement engagées sous la prévention de délit d’octroi d’avantages injustifiés (délit de favoritisme). La Cour d’appel a alors estimé que si les irrégularités touchant à la procédure d’attribution n’étaient pas suffisamment caractérisées, il reste que « les liens amicaux et professionnels entre le prévenu et le candidat choisi et leurs multiples contacts téléphoniques, jettent la suspicion sur l’impartialité du choix du candidat ».

Les poursuites étaient alors requalifiés en délit de prise illégale d’intérêts, et la participation du collaborateur de cabinet à la préparation de la décision d’attribution du marché à la société C en rédigeant le rapport d’analyse des offres, alors même qu’il entretient « une relation amicale et professionnelle de longue date avec le gérant de cette société », caractérise donc le délit reprochable.

Le délit de prise illégale d’intérêts : un intérêt … « quelconque » !

C’est la première fois que la Cour de cassation approuve ici une décision rendue en matière de prise illégale d’intérêts se fondant sur la définition posée par le législateur dans la loi n°2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique.

On rappellera que le délit de prise illégale d’intérêts est défini par l’article 432-12 du Code pénal comme le fait pour un élu ou un agent public de prendre, recevoir ou conserver un « intérêt quelconque » dans une entreprise ou une opération dont l’élu ou l’agent a la charge d’assurer en tout ou partie la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement [1].

Ce délit considérant comme pénalement reprochable l’intérêt « quelconque » pris par un élu ou un agent est particulièrement contestable tant il est susceptible d’englober de nombreuses situations de bonne foi et ne marquant aucune atteinte à la probité.

« Quelconque » n’a en effet aucune définition juridique. La Cour de cassation est venue préciser et rappelle souvent qu’un intérêt « matériel ou moral direct ou indirect » suffit à caractériser délit…

On saluera l’initiative prise par le Sénat, qui votait à l’unanimité la proposition de loi déposée par Bernard SAUGEY, sénateur de l’Isère, le 24 juin 2010 décidant de remplacer les mots « un intérêt quelconque » par les mots « un intérêt personnel distinct de l’intérêt général », l’objectif étant d’une part, de réprimer tout particulièrement les atteintes à la probité et les situations où l’élu recherche spécialement un intérêt personnel dans la situation critiquée ; d’autre part, d’uniformiser la jurisprudence de la cour de cassation avec celle du conseil d’état qui définit la notion de « conseiller intéressée » sur la base notamment du critère de l’intérêt personnel de l’élu qui doit être distinct de l’intérêt général…

L’affaire dite « Cahuzac » passait ensuite, avec son vent de réforme législatives, tendant à plus de transparence dans la vie publique.

De l’intérêt « quelconque » vers … les « situations d’interférence »…

L’article 2 de la loi n°2013-907 du 11 octobre 2013 définit donc désormais le conflit d’intérêts comme étant : « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ».

L’ « intérêt quelconque » semble désormais glissé vers la notion de « situation d’interférence »…

Quant à l’objet de l’interférence pénalement punissable : c’est celle qui portera entre un intérêt public et un intérêt privé, mais aussi celle qui portera entre deux intérêts publics !

Si la première situation est plus connue et identifiable, la seconde se révèle en réalité d’une totale « impraticabilité ». Que dire en effet de la situation des élus délégués communautaires d’une ville centre qui a pour maire le Président de la Communauté d’Agglomération ou le Président de la Métropole de rattachement : l’ensemble de ces élus se verraient placés dans un conflit entre deux intérêts publics s’ils devaient participer à une quelconque délibération ou commissions de travail au sein de l’EPCI chaque fois que cela concernerait directement ou indirectement la Ville dont ils sont élus par ailleurs. Le délit de prise illégale d’intérêts pourrait leur être reproché.
Ne pas les faire délibérer pourrait même dans certains EPCI créer une impossibilité d’avoir le quorum !

Cette situation est d’autant plus aberrante que la base de l’intercommunalité est précisément de se réunir pour faire à plusieurs ce que l’on ne peut faire seul. Or, une application de ce texte revient précisément à imposer aux élus d’une commune de s’en remettre entièrement à l’avis et au vote des autres élus s’agissant du sort de leur commune !

Quant à la nature de l’interférence reprochable, c’est celle qui est susceptible d’influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction… : autant dire qu’il s’agit ici de toute situation potentielle qui pourrait aux yeux des tiers marquer une situation de manque d’indépendance (ou de ce simple risque) dans l’exercice d’une fonction ou de prise d’une décision, peu importe le résultat réellement provoqué par l’acte critiqué. La potentialité du résultat suffirait à retenir le délit (« influencer ou paraître influencer … ») : accepter une invitation ou un cadeau émanant d’un prestataire de la collectivité (pendant la consultation ou pendant l’exécution d’un marché…) pourraient par exemple entrer dans le champ du délit.

C’est sur la base de la potentialité d’effet que l’arrêt de la Cour de Cassation du 13 janvier 2016 vient marquer un grave tournant dans l’interprétation de la notion de conflit d’intérêt pénalement reprochable !

Le délit de prise illégale d’intérêt est en effet retenu en raison des « relations amicale et professionnelle de longue date » entretenu entre le collaborateur de cabinet du maire et le gérant de l’entreprise.

Cette relation amicale et professionnelle entretenue plaçait ainsi le collaborateur de cabinet dans une « situation potentielle de conflit d’intérêt, ses relations à titre privé avec un des candidats étant susceptible d’interférer avec l’intérêt public dont il avait la charge et de faire naître un doute sur l’impartialité et l’objectivité de son rapport d’analyse des offres »

En d’autres termes, pour garantir toute sécurité juridique aux élus et aux agents, ceux-ci ne devraient conclure des marchés et actes juridiques qu’avec des personnes qui leur soient totalement étrangères… !

Les limites d’un tel dispositif sont difficilement perceptibles : où commence la relation « amicale » reprochable ? Une personne membre du comité de soutien d’un élu place-t-elle alors l’élu en situation de conflit d’intérêts lorsqu’elle candidatera pour un marché public par exemple… ?

La relation, fut-elle amicale et de longue date, d’un élu avec un chef d’entreprise doit-elle éclipser toute expertise de l’entreprise en question dans la matière considérée ? A l’évidence, la réponse devrait être NON dès lors que les règles de la commande publique auront été respectées.

Pourtant, la loi du 11 octobre 2013, et la Cour de Cassation par cet arrêt, viennent acter d’un glissement malheureux dans la définition du conflit d’intérêts. Au lieu de chercher et définir un seuil d’intérêt pénalement reprochable avec une intensité suffisamment caractérisée pour être identifiée par l’élu et par l’agent, les lois récentes semblent au contraire avoir jeté le soupçon sur les acteurs publics et finira par attirer sur eux la vindicte des préjugés.

Les délits ne manquent pas pour condamner les élus et agents malhonnêtes, il n’était point besoin d’en créer de nouveaux aux contours si mal définis qui prennent des allures de cache-misère…

Cour de cassation, chambre criminelle, 13 janvier 2016, N° 14-88382

[1Par exemple : participation d’un élu à une délibération accordant une subvention à une association dans laquelle il est administrateur, ou dans laquelle un membre de sa famille exerce des fonctions salariées ; signature d’une décision d’attribution d’un marché par un élu avec une entreprise dans laquelle il a un membre de sa famille y travaillant, ou signature d’un mandat de paiement au cours de l’exécution du marché ; participation d’un élu à une procédure de révision du PLU portant sur un terrain lui appartenant ou appartenant à un membre de sa famille…