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L’office du juge administratif face au mal-être au travail et aux situations de harcèlement

Par Emmanuel Aubin, Professeur agrégé de droit public Université de Poitiers

En partenariat avec la Revue Lamy des Collectivités Territoriales, retrouvez l’éditorial du professeur Emmanuel Aubin.

Le droit n’est pas une science désincarnée du réel et le juge
administratif ne fait jamais de sensationnalisme. Il en fait
d’autant moins lorsqu’il est saisi d’affaires douloureuses liées
aux conséquences d’un « mal-être au travail ».

Par le truchement des recours formés devant lui, le juge est amené à
appréhender la chaîne de causalité débouchant sur une situation de
harcèlement qui peut être à l’origine d’un geste fatal de la part d’un
fonctionnaire. Lors d’une audience devant la Cour administrative d’appel
de Marseille le 11 février dernier, le rapporteur public a évoqué le
harcèlement moral dont aurait été victime un agent municipal, l’employeur
local ayant multiplié les fautes engageant « sa responsabilité,
ses agissements [ayant] altéré la santé psychologique de l’agent dans
des conditions telles qu’ils l’ont conduit à ce suicide altruiste » (pour reprendre
les mots du rapporteur public) l’ayant amené à tuer sa femme
et ses enfants avant de se donner la mort dans la cellule de sa prison.

Seul vrai problème philosophique de l’homme, selon Camus, le
suicide qui « se prépare dans le silence du cœur » selon lui, est
une réalité à laquelle les employeurs publics territoriaux sont parfois
confrontés, la doctrine commençant à s’intéresser à la prise en
compte du suicide au titre des risques professionnels, les regards
croisés du juge judiciaire [1] et du juge administratif apportant un
nouvel éclairage sur le lien de causalité entre une situation de harcèlement
et le suicide de l’agent.

Le juge administratif est saisi par les membres de la famille de la
victime demandant la reconnaissance d’un lien de causalité entre le
drame et la situation de harcèlement moral et/ou sexuel dans laquelle
se trouvait l’agent. Le juge doit donc chercher la part de vérité dans
l’existence d’une situation de harcèlement et apprécier la part de
responsabilité de l’employeur public afin de qualifier ou non le suicide
d’accident de service. Analysant la situation professionnelle de
l’agent, le juge peut détacher le suicide du service s’il considère que
l’agent n’était pas placé dans une situation de harcèlement moral [2].

De façon inédite, deux commissions de réforme ont qualifié, en avril
2012, le suicide de fonctionnaires d’accident de service en relevant l’existence
d’un mal-être au travail des deux agents concernés [3] . Au devoir
d’anticipation, l’employeur territorial est tenu, afin de prendre les mesures
visant à prévenir ce risque psychosocial et faire cesser, si elle existe,
une situation de souffrance au travail liée à une forme de harcèlement.
Dans une affaire concernant une collectivité territoriale, le juge de
cassation a contrôlé la qualification juridique des faits de harcèlement
moral au regard du cadre normal du pouvoir d’organisation
du service [4]. Il n’est pas anodin de relever, par ailleurs, que l’assemblée du contentieux a mis fin à la jurisprudence « Lebon » à l’occasion
d’une affaire relative à un ambassadeur sanctionné pour avoir
eu, avec le personnel féminin de la représentation diplomatique,
l’habitude d’émettre de façon fréquente y compris en public des
remarques et allusions à connotation sexuelle [5].

Pour déceler l’existence d’une situation de harcèlement sexuel, le juge
n’hésite pas à remonter le cours du temps afin de donner du harcèlement
sexuel interdit par le Statut général [6], l’interprétation qui sera la plus protectrice de l’agent concerné ainsi que l’illustre l’arrêt rendu le 14 janvier dernier par le Conseil d’État commenté dans la présente revue [7].

Faisant preuve de réalisme, le juge remplit pleinement son office en
s’efforçant de protéger au mieux les agents, la définition donnée permettant
de sanctionner de façon proportionnée les harceleurs. Il rejoint,
dans cette exigence, les gardiens de la Constitution qui ont abrogé la
définition trop imprécise du délit de harcèlement sexuel [8].

 Le sommaire de la Revue Lamy des Collectivités Territoriales de mars 2014

[1Cass. crim., 21 juin 2005, n° 04-86.936, Lapeyre : condamnation pénale d’un maire pour harcèlement moral d’un agent communal.

[2TA Amiens, 7 juin 2007, n° 0501983, Mme Monique B.

[3Cités in Aubin E., Droit de la fonction publique, Lextenso éditions,
coll. « Master pro », 5e éd., 2012, n° 583

[4CE, 30 déc. 2011, n° 332366, Commune de Saint-Perray, Rec. CE tables 2011, pp. 991-1109.

[5CE, ass., 13 nov. 2013, n° 347704, M. D

[6L. n° 83-634, 13 juill. 1984, art. 6 ter.

[7CE, 14 janv. 2014, n° 362495, La Poste, voir p. 17 de ce numéro.

[8Cons. const., 4 mai 2012, n° 2012-240 QPC.