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Affectation vs. Propriété ?

Par Philippe Yolka

En partenariat avec la Revue Lamy des Collectivités Territoriales, retrouvez l’éditorial du professeur Philippe Yolka qui s’interroge sur le devenir du couple que forment, en droit administratif des biens, les notions de propriété et d’affectation. Divorce en vue ou réconciliation en forme de happy end ?

 [1]

Il a beaucoup été écrit sur ce vieux couple que forment, en droit
administratif des biens, les notions de propriété et d’affectation, dont l’union féconde donna jadis naissance au domaine public [2].

Sans doute le plus marquant concerne-t-il, ces temps-ci, le relâchement
des liens entre l’appropriation et l’affectation publiques. Les tourtereaux d’hier se regardent de plus en plus en chiens de faïence, la question étant de savoir jusqu’où ira exactement leur brouille. Les pessimistes prédisent une séparation houleuse, digne de La guerre des Rose ; d’autres, préférant le happy end à la comédie noire, tablent sur une réconciliation après quelques scènes de ménage.

Le plus vraisemblable réside dans un scénario intermédiaire : des amarres certes distendues, mais qui tiennent bon, contre vents et marées ; ou, pour l’exprimer en musique, plutôt Brel [3] que Delpech [4].

Qui domine, dans ce duo virant parfois au duel ? Vaste débat. La vision classique du domaine public faisait prévaloir l’affectation ; nul n’ignore que la nécessité de valoriser les actifs immobiliers de l’Administration conduit dorénavant à privilégier la propriété [5]. Reste qu’à l’occasion, l’affectation surgit
comme un diable de sa boîte et complique quelque peu la gestion
des biens publics.

Un exemple valant mieux qu’un discours, partons d’un cas concret. Voici un immeuble qui appartient à une collectivité territoriale, mais se trouve affecté à tel ou tel service public relevant d’une autre. Pour peu que le bien fasse l’objet d’un aménagement indispensable à cet effet, ce qui est fréquent, il se trouvera incorporé au domaine public de la collectivité propriétaire [6]. Le
remarquable dans cette situation est que la propriété et l’affectation
sont ventilées entre plusieurs personnes publiques ; et qu’une
affectation étrangère à la volonté du propriétaire vient modifier
le régime juridique d’un immeuble qui lui appartient, en gelant
au passage – la domanialité publique étant ce qu’elle est – bon
nombre d’utilités économiques. Si, vu de loin, la propriété l’emporte
 [7], il s’agit d’une victoire à la Pyrrhus. La
personne publique propriétaire ne dispose d’aucune maîtrise sur
la compétence exercée et/ou le service public en cause ; sa liberté
de gestion est vidée de sa substance, entre autres parce que le
déclassement – qui relève, ordinairement, de son pouvoir discrétionnaire
– lui échappe.

Ainsi voit-on qu’aux problèmes liés à l’enchevêtrement des compétences
s’en ajoute un autre, en cas de découplage entre l’exercice des missions d’intérêt général ou de service public, d’une part, la propriété des biens qui en sont le siège, d’autre part. Si ce constat n’est pas d’une grande originalité dans les rapports entre État et personnes publiques locales [8], le fait qu’il s’étende aux relations entre collectivités et/ou établissements locaux complique quelque peu les perspectives de coopération des acteurs territoriaux.

C’est un point dur, parmi d’autres, montrant qu’on a affaire
– en matière de biens publics – à une gestion sous contraintes ; ou,
pour l’écrire autrement, qu’il subsiste sans conteste un écart entre
« gestion domaniale » et « gestion patrimoniale ».

Le sommaire de la Revue Lamy des Collectivités Territoriales de septembre 2013

[1Professeur de droit public, Université Grenoble-Alpes

[2v. notamment, pour une étude classique, Laubadère A. de, Domanialité publique, propriété administrative et affectation, RDP 1950, p. 5

[3La chanson des Vieux Amants

[4Les divorcés

[5Quitte, d’ailleurs, à affronter de nouvelles difficultés. v., Cessions immobilières
des collectivités territoriales : quel(s) juge(s), quelle(s) responsabilité(
s) ?, à lire dans ce numéro

[6CE, 19 déc. 2007,
n° 288017, Commune de Mercy-Le-Bas : AJDA 2008, p. 14, obs. Pastor
J.-M. ; BJCL 2008, p. 120, concl. Aguila Y., p. 122, obs. Guyomar M. ; Dr.
adm. 2008, comm. n° 37 et RD imm. 2008, p. 100, obs. Foulquier N.

[7Le propriétaire le demeure, la collectivité utilisatrice n’ayant
que la jouissance du bien.

[8(cf. « mutations domaniales », mises à disposition, édifices du culte, etc.