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Un entretien peut constituer une œuvre de l’esprit protégée par les droits d’auteurs

Conseil d’État, 27 avril 2011, N° 314577

Une collectivité peut-elle, dans le cadre d’une exposition, diffuser un entretien filmé d’une personne décédée sans l’autorisation des héritiers ?

 [1]


Oui au regard du droit à l’image (sauf si les héritiers établissent un préjudice personnel, direct et certain) mais pas nécessairement au regard des droits d’auteurs. En effet un entretien manifestant l’expression d’une pensée suffisamment originale et personnelle peut constituer une œuvre de l’esprit protégée par le code de la propriété intellectuelle.

A l’occasion d’une exposition consacrée à une artiste brésilienne, organisée en 2005 par le musée des beaux arts de la commune de Nantes, l’enregistrement filmé d’un entretien accordé par un psychanalyste (décédé en 2002) commentant l’œuvre est diffusé. Divers documents reproduisant l’entretien, notamment le catalogue de l’exposition, sont mis en vente.

Les enfants de la personne interviewée , estimant que la diffusion de ces documents sans leur autorisation était constitutive de contrefaçon et d’atteinte à leur droit sur l’image de leur père, saisissent les juridictions administratives d’une demande d’indemnisation en réparation de leur préjudice subi tant en ce qui concerne la contrefaçon que l’atteinte au droit à l’image. Ils demandent en outre la remise, sous astreinte, de tous les documents originaux relatifs à l’entretien accordé par leur père. [2]

L’occasion pour le Conseil d’Etat d’apporter plusieurs précisions intéressantes sur la protection du droit à l’image et des droits d’auteurs.

1° La protection de la vie privée peut relever de la compétence du juge administratif

 "La protection de la vie privée ne relève pas, par nature, de la compétence exclusive des juridictions judiciaires" ;

 "en conséquence et en l’absence de dispositions législatives contraires, les demandes indemnitaires à raison des atteintes au droit à l’image, lequel est une composante du droit au respect de la vie privée, commises par une personne publique dans l’exercice d’un service public administratif relèvent de la compétence du juge administratif".


2° Le droit d’agir pour le respect de la vie privée s’éteint au décès de la personne concernée

Le Conseil d’Etat approuve les juges d’appel d’avoir rejeté les conclusions indemnitaires des enfants relatives à l’atteinte au droit à l’image. En effet :


 "le droit d’agir pour le respect de la vie privée s’éteint au décès de la personne concernée, seule titulaire de ce droit, et n’est pas transmis aux héritiers" ;

 "si les proches d’une personne peuvent s’opposer à la reproduction de son image après son décès, c’est à la condition d’en éprouver un préjudice personnel, direct et certain".

Ainsi, les juges d’appel ont pu jugé, sans erreur de droit et par une appréciation souveraine des circonstances de l’espèce, que les requérants n’établissaient pas la réalité du préjudice personnel résultant pour eux de la divulgation de l’image de leur père.


3° Un entretien peut constituer une œuvre de l’esprit protégée par le code de propriété intellectuelle.

Mais si les héritiers ne peuvent plus agir sur le respect du droit à l’image, ils restent fondés à demander le respect des droits d’auteurs. Sur ce point le Conseil d’Etat invalide les positions du juge d’appel en estimant que l’entretien accordé par le psychanalyste est bien une œuvre de l’esprit protégée par le code de la propriété intellectuelle :


 " le code de la propriété intellectuelle protège les droits des auteurs sur toutes les œuvres de l’esprit quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination à la seule condition que ces œuvres présentent un caractère original" ;

 "en ce qui concerne les œuvres littéraires, la protection s’attache tant aux œuvres écrites qu’aux œuvres orales" ;

 "ainsi les entretiens constituent des œuvres de l’esprit, dès lors que l’activité intellectuelle et créatrice des participants se manifeste par l’expression d’une pensée individuelle et indépendante et que la composition et l’expression de l’œuvre fait apparaître son originalité".

Tel est bien le cas en l’espèce, estime le Conseil d’Etat. En effet :

 l’entretien tant dans sa forme filmée que dans sa forme écrite, qui se présente comme un dialogue entre deux psychanalystes au sujet de l’œuvre de l’artiste et de son activité créatrice et qui développe une réflexion originale, est une œuvre de l’esprit au sens des dispositions précitées du code de la propriété intellectuelle ;

 l’expression de la pensée du psychanalyste, dans les réponses qu’il donne à son interlocutrice, "revêt un tour suffisamment personnel et une formulation suffisamment originale et créatrice pour répondre aux critères exigés pour lui conférer la qualité de coauteur de l’entretien".

Peu importe que celui-ci n’ait pas participé à la réalisation du film et qu’il n’ait pas émis de réserve sur le contrôle des termes de l’entretien.

Et le Conseil d’Etat d’en conclure "qu’en utilisant l’oeuvre de M. Pierre A pour la diffuser dans le cadre d’une exposition, sans qu’il ressorte de l’instruction qu’elle ait obtenu l’autorisation pour ce faire ni de celui-ci ni de ses héritiers, la commune de Nantes a commis une faute de nature à engager sa responsabilité".

Les requérants sont donc fondés à demander réparation de leur préjudice évalué par le Conseil d’Etat à 1000 euros.


4° La commune doit cesser l’exploitation des documents sauf à obtenir l’accord des requérants ou une autorisation de la justice

Le Conseil d’Etat rejette la demande d’injonction des documents :

 d’une part l’œuvre en question est une collaboration dont la propriété est commune aux coauteurs qui doivent exercer leurs droits d’un commun accord. Faute d’accord, il appartient à la justice civile de statuer. Ainsi en l’absence d’un tel accord ou d’une telle décision de justice, il ne peut être fait droit à la demande de remise sous astreinte de tous les documents originaux relatifs à l’entretien.

 d’autre part, "les autres supports reproduisant tout ou partie de cet entretien, notamment le catalogue de l’exposition, comportent une multiplicité d’autres contenus ayant des auteurs différents". Ainsi "la remise de ces supports aux ayants droit de M. A porterait aux droits de ces tiers une atteinte excessive".

La commune n’est donc pas contrainte de restituer les documents demandés mais doit seulement en cesser l’exploitation, sauf à obtenir l’accord des requérants ou l’autorisation de la justice en vue d’une telle exploitation.

Conseil d’État, 27 avril 2011, N° 314577

[1Photo : © Kaziyeva-Dem’yanenko

[2Le président de la première chambre du tribunal administratif de Nantes rejette leurs demandes estimant que seules les juridictions judiciaires sont compétentes. La Cour administrative d’appel de Nantes se reconnaît compétente sur les demandes indemnitaires (mais pas sur les demandes d’injonction de restitution des documents) mais les déclare non fondées, estimant que :

 la contrefaçon n’était pas constituée, dès lors que le psychanalyste n’était pas coauteur de l’entretien ;

 la diffusion de l’image de ce dernier ne constituait pas une atteinte à la vie privée dans sa dimension familiale propre aux requérants ;

 le droit d’agir pour le respect de la vie privée ou de l’image s’éteint au décès de la personne concernée.