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Violences sexistes et sexuelles au travail : les obligations de l’employeur

Cour administrative d’appel de Bordeaux, 8 avril 2025 : n°23BX01106

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Violences sexistes et sexuelles subies par une fonctionnaire de la part d’un collègue : l’octroi de la protection fonctionnelle à la victime suffit-elle à exonérer la collectivité de sa responsabilité ? 

 
Non répond la cour administrative d’appel de Bordeaux : non seulement la collectivité s’est abstenue de mettre en œuvre des actions concrètes de prévention et de sensibilisation aux risques psychosociaux et au harcèlement sexuel mais elle a également tardé à prendre les mesures nécessaires pour protéger la fonctionnaire telle qu’une mesure d’éloignement du collègue afin d’éviter que la situation de harcèlement ne perdure. L’octroi de la protection fonctionnelle, le suivi de la fonctionnaire par la psychologue du travail, la reconnaissance de son état de santé comme maladie professionnelle, sont nécessaires à une bonne prise en charge de la victime mais ne suffisent pas à exonére la collectivité de toute responsabilité. En effet, aucun dispositif d’alerte et de prévention n’a été mise en place de manière efficace pour empêcher la survenue et la prolongation de cette situation pendant plusieurs mois. Ces manquements sont constitutifs d’une faute de nature à engager la responsabilité de la collectivité qui devra indemniser la victime. Me Vincent Corneloup (voir ses conseils en fin d’article) souligne que la Cour administrative d’appel "pointe l’absence d’effectivité des mesures de prévention. Il est donc essentiel de ne pas se contenter d’une prévention de façade."
 
Une fonctionnaire occupant ses fonctions au sein de la direction des systèmes d’information (DSI) d’une collectivité territoriale informe en décembre 2019 la direction générale de la collectivité qu’elle subit depuis le mois de mai des faits de harcèlement sexuel de la part de son collègue affecté dans le même service.
 
L’agente relate dans son courriel que son collègue a tenu «  à maintes reprises, dans son bureau, des propos à caractère sexuel ou sexiste, des mimes de l’acte sexuel, évoquant avec insistance son physique et ses tenues vestimentaires ». L’agente dénonce également l’envoi sur son téléphone de messages à connotation sexuelle « qui se sont poursuivis alors qu’elle avait manifesté son désaccord ». La fonctionnaire victime indique également que ce collègue l’a embrassée sur l’épaule. 
 
Face à l’inertie de son employeur dans ses obligations de prévention et la carence dont il a fait preuve pour la soustraire au harcèlement sexuel dont elle a été victime, la fonctionnaire saisit le juge administratif pour obtenir l’indemnisation de son préjudice moral. Elle réclame 75 000 euros.

La requérante reproche à son employeur de ne pas avoir mis en place de mesures de prévention contre les risques psychosociaux et le harcèlement sexuel alors même qu’elle avait signalé deux ans auparavant avoir été victime de harcèlement de la part d’un autre collègue. Elle déplore également l’absence de mesure visant à la protéger des violences sexistes et sexuelles qu’elle subissait et qui ont conduit à l’apparition d’un état anxio-dépressif reconnu comme maladie professionnelle.
 
Le tribunal administratif rejette la requête estimant que la collectivité a pris des mesures de nature à protéger la fonctionnaire des faits de harcèlement sexuel dès leur signalement. Le juge retient comme suffisantes les actions suivantes : la convocation séparée des intéressés, la demande expresse de la directrice générale adjointe des ressources humaines adressé à l’agent agresseur de ne plus initier de contact physique ni de s’adresser à la fonctionnaire, l’audition d’un témoin, l’octroi de la protection fonctionnelle, les rendez-vous médicaux notamment avec la psychologue du travail, la reconnaissance de l’imputabilité au service de l’état de santé de l’adjointe, la réaffectation professionnelle de l’agente lors de sa reprise du travail en 2021. 

Tel n’est pas l’avis de la cour administrative d’appel qui annule le jugement et retient la carence de la collectivité dans la prévention et dans la gestion des risques psychosociaux et du harcèlement sexuel et dans la protection de la fonctionnaire.
 

Une inertie fautive de la collectivité employeur engageant sa responsabilité


Dans un premier temps, le juge rappelle les obligations de l’employeur public en la matière.
 
A l’instar des employeurs privés, les employeurs publics ont l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et morale de leurs agents.
 
Les agissements de harcèlement sexuel sont passibles de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende. En cas de circonstances aggravantes, ces peines sont portées à trois ans d’emprisonnement et 45 000 € d’amende (article 222-33 du Code pénal). 
 
Le juge rappelle ensuite que l’employeur engage sa responsabilité pour faute en cas de manquement à ses obligations : 
 
Les autorités administratives ont ainsi l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et morale de leurs agents. Il leur appartient à ce titre, sauf à commettre une faute de service, d’assurer la bonne exécution des dispositions législatives et réglementaires (…)".
L’article L.134-5 du CGFP dispose que « La collectivité publique est tenue de protéger l’agent public contre les atteintes volontaires à l’intégrité de sa personne, les violences, les agissements constitutifs de harcèlement, les menaces, les injures, les diffamations ou les outrages dont il pourrait être victime sans qu’une faute personnelle puisse lui être imputée.
Elle est tenue de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en est résulté ».


Une carence de l’employeur dans les actions d’information et de formation


Pour sa défense, la collectivité argue avoir élaboré un plan d’évaluation et de prévention des risques psychosociaux en 2014.

Mais la cour administrative d’appel relève l’absence de mesures concrètes pour la réalisation de ce plan. En effet, seule une plateforme téléphonique a été constituée pour l’accompagnement des agents dans le cadre de la transformation de la nature juridique de la collectivité. De plus, la collectivité ne prouve pas avoir mis en place des axes de travail et d’ateliers sur le Bien-être/Bienveillance.

La défaillance de la collectivité dans ses obligations est confirmée lors d’un audit de la direction, réalisé au cours de l’été 2020. Aucune mesure n’a été prise par la direction pour prévenir la survenance d’agissements de harcèlement sexuel et d’humiliation « dont la pratique était régulière et dans l’indifférence du collectif de travail depuis plusieurs années »

Extraits : « il est admis dans la culture de la DSI majoritairement masculine, que l’on puisse insulter une femme parce qu’elle ose mettre en avant sa féminité en s’habillant en robe et en portant des talons. Il est admis qu’une femme doivent subir des blagues sexistes, sexuelles parce qu’il est " normal ", entre hommes, de parler de cela au travail " et que " la culture du " c’est pas grave, c’est pas méchant, ce n’est qu’une blague " a pris le pas sur la dignité et sur l’obligation de respect des lois et des règlements qui régissent notre société ».

Certes, le juge reconnait que certaines préconisations issues de l’audit ont été suivies, notamment la mise en place d’une procédure de traitement des signalements et le lancement d’une campagne de sensibilisation auprès des agents. Mais le juge souligne la tardiveté de ces mesures (seulement après le second signalement) d’autant plus qu’aucun dispositif d’alerte et de prévention n’a permis d’empêcher la survenue ni la persistance des agissements en cause.


Une défaillance dans la prise en charge des faits de harcèlement sexuel


La collectivité n’a pas réagi avec suffisamment de célérité. 

Le juge relève notamment l’absence de mesures pour éloigner le collègue harceleur. En effet, la fonctionnaire victime a été contrainte de le côtoyer pendant près de 5 mois jusqu’à ce qu’elle soit placée en arrêt maladie pour traumatisme psychologique et état dépressif réactionnel majeur. Et, ce n’est qu’à la fin de l’année 2020 que l’agent mis en cause a été affecté sur un autre site. La fonctionnaire victime a pu bénéficier d’un bureau individuel seulement à son retour d’arrêt maladie.

Certes des mesures ont bien été prises par la collectivité :
  •  suivi de la victime par la psychologue du travail ; 
  •  octroi de la protection fonctionnelle pour la prise en charge de sa plainte et de la procédure devant le tribunal correctionnel ; 
  •  reconnaissance a postériori de l’imputabilité au service de l’état dépressif.
Pour la cour administrative d’appel ces mesures sont insuffisantes car les agissements ont perduré plusieurs mois après la dénonciation des faits laissant la fonctionnaire à "un sentiment d’abandon et de peur".
 
 
 

Dispositif de signalement

 Aux termes de l’article L.135-6 du CGFP les employeurs publics sont tenus de mettre en place un dispositif ayant pour objet de recueillir les signalements des agents qui s’estiment victimes d’atteintes volontaires à leur intégrité physique, d’un acte de violence, de discrimination, de harcèlement moral ou sexuel, d’agissements sexistes, de menaces ou de tout autre acte d’intimidation et de les orienter vers les autorités compétentes en matière d’accompagnement, de soutien et de protection des victimes et de traitement des faits signalés.
Ce dispositif permet également de recueillir les signalements de témoins de tels agissements. 
La mise en place de ce dispositif de signalement est détaillée aux articles R.135-1 à R.135-10 ( Violences sexuelles et sexistes : tolérance zéro - Portail de la fonction publique)

En l’espèce, le juge sanctionne le fait que la collectivité n’a pas mis en œuvre les actions d’information et de formation sur les risques psychosociaux ni les mesures d’organisation du service et d’accompagnement nécessaires pour prévenir de tels agissements et pour éviter qu’ils ne perdurent.

Le juge conclut que la collectivité a manqué à ses obligations de protection de la santé physique et mentale. Il s’agit d’une faute engageant la responsabilité de la collectivité. 
Le juge évalue le préjudice moral subi par l’adjointe administrative à 5000 euros. 
 

Les conseils de Me Vincent Corneloup  [1]

Dans cet arrêt, la Cour administrative d’appel de Bordeaux reproche à la collectivité de ne pas avoir prévenu les violences sexistes et sexuelles. En effet, elle constate notamment que la collectivité a engagé l’élaboration d’un plan d’évaluation et de prévention resté lettre morte. Ce faisant, la Cour pointe l’absence d’effectivité des mesures de prévention.
Il est donc essentiel de ne pas se contenter d’une prévention de façade. Il convient pour chaque entité publique de s’assurer que les mesures puissent atteindre chaque agent, que des échanges puissent avoir lieu à ce propos et qu’un dialogue puisse s’instituer. C’est un travail de fond qui doit être effectué. Les agents ne doivent pas pouvoir rester passifs face à cette prévention, mais doivent en devenir les acteurs. Peuvent ainsi être mis en place : des jeux de rôle, un agent chargé de la vigilance en la matière au sein de chaque service ou direction ou encore, toujours dans ces derniers, un bilan à la fin de chaque semestre ou chaque année sur la question.
Il convient de ne pas négliger le phénomène « d’accueil poli » de ces mesures de prévention. Ainsi, lors d’une formation, des agents peuvent écouter pour ne pas subir de reproches, mais, sur le fond, ne retiendront rien ou peu. À ce sujet, il ne faut surtout pas sous-estimer les résistances voire le malaise que le thème des violences sexistes et sexuelles peut engendrer. Parce qu’elles touchent à l’intime, parce qu’elles interrogent sur la manière d’être de chacun et parce que c’est une thématique qui s’est imposée avec force de manière relativement récente, certains agents peuvent éviter ce sujet et camper sur leur position. Il convient donc d’adopter une approche pédagogique qui doit partir d’une analyse de l’existant pour se demander quels outils adéquats mettre en place. Des témoignages peuvent, par exemple, briser les idées préconçues et rendre les agents plus sensibles au sujet.
Cette prévention doit enfin être effectuée en continu. Si elle est réalisée une fois pour toutes, elle ne présentera guère d’intérêts, comme l’a souligné la Défenseure des droits dans une décision-cadre du 5 février 2025.
Dans son arrêt, la Cour administrative d’appel de Bordeaux retient également la responsabilité de la collectivité qui n’a pas protégé la victime.
Dès qu’une situation de violences sexistes et sexuelles est suspectée ou dénoncée, la collectivité doit prendre les mesures qui s’imposent en fonction de la gravité des faits. Ainsi, en cas de harcèlement sexuel, il est impératif d’agir « sans délai » comme l’indique la Cour et de faire en sorte que la personne mise en cause ne puisse pas réitérer son comportement. Mais pour cela, il est exclu de préjudicier à la carrière de la plaignante. Trop souvent, c’est pourtant elle qui est changée de service par exemple alors que son potentiel agresseur continue à exercer de la même manière qu’auparavant.
Si les faits sont graves, et en cas de harcèlement sexuel, ils le seront toujours, il peut être opportun de suspendre l’agent mis en cause, le temps que l’enquête soit menée (la suspension est légalement de 4 mois au plus).
Il convient enfin, là encore « sans délai » de prendre soin de la victime présumée en l’orientant vers des professionnels (médecin, psychologue, avocat…), en lui octroyant la protection fonctionnelle, en menant une enquête interne pour établir les faits, etc."
 
 

 

[1Avocat associé, ADAES Avocats (qui vient d’ouvrir un pôle consacré à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans la fonction publique)