La liberté d’expression confère-t-elle aux journalistes un droit à l’exagération et à la provocation lorsqu’il s’agit de dénoncer le comportement d’un élu ?
[1]
En novembre 2000, un magazine régional publie un article laissant entendre qu’un député-maire a commis des infractions pénales en usant de ses fonctions à des fins personnelles.
L’élu dépose aussitôt une une plainte avec constitution de partie civile pour diffamation à l’encontre du journaliste et du directeur de publication.
Devant le tribunal correctionnel, les prévenus contestent en vain les motifs de leur poursuite en relevant qu’ils étaient poursuivis sur le fondement de l’article 32, alinéa
premier, de la loi de 1881 [2] alors que, selon eux, ils auraient dû être poursuivis pour diffamation envers une personnalité publique ayant un mandat électif. Ils proposent aussi d’apporter la preuve des accusations portées. Sans plus de succès : pour le tribunal correctionnel« leur offre de preuve ne comportait pas une articulation et une qualification suffisamment précise des faits desquels ils entendaient prouver la vérité, contrairement aux prescriptions de l’article 55 de la loi de 1881 ».
La Cour d’appel de Lyon infirme cette position et relaxe les prévenus après avoir constaté l’extinction de l’action publique par l’amnistie. Sur l’action civile, ils déboutent également l’élu au motif que l’action n’a pas été régulièrement mise en mouvement.
La Cour de cassation, dans un arrêt du 30 septembre 2003, casse l’arrêt sur les dispositions civiles [3] dès lors que les erreurs commises dans la plainte initiale ont été réparées par un réquisitoire introductif du procureur de la République intervenu avant que n’expire le délai de prescription.
Devant la Cour d’appel de renvoi, les journalistes invoquent leur bonne foi en déniant toute animosité personnelle à l’encontre de l’élu et en prétendant avoir vérifié leurs sources et fait preuve de prudence dans l’expression. L’argument est rejeté et les prévenus sont condamnés à verser 19000 euros à l’élu, ce que confirme la Cour de cassation dans un arrêt du 13 septembre 2005.
Après avoir épuisé les voies de recours internes, les journalistes saisissent Cour européenne des droits de l’Homme, estimant que leur condamnation pour diffamation est contraire au droit à la liberté d’expression, prévu par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
La Cour européenne [4] donne raisons aux journalistes. Si la protection de la réputation d’autrui est bien un « but légitime » pouvant justifier des limites aux droits d’expression, il n’en demeure pas moins :
– que « les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance » [5] ;
– « la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation » [6].
C’est à tort que les juridictions françaises ont écarté la bonne foi des requérants dès lors que les journalistes n’ont porté aucun jugement de valeur et se sont contentés pour l’essentiel de déclarations de fait étayées par deux rapports certes confidentiels mais concordants, et dont l’un émanait d’une autorité officielle.
Et la Cour européenne d’en conclure, à l’unanimité, à la violation de l’article 10 de la Convention et d’accorder accorde aux requérants le versement de 21 000 euros au titre du dommage matériel, correspondant au montant de la condamnation que les juridictions internes avaient prononcée à leur encontre.
Cour européenne des droits de l’homme, 8 octobre 2009, Requête no 12662/06