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Liberté d’expression : les élus doivent tolérer une certaine dose d’excès dans la critique de leur action

Cour de cassation, chambre criminelle, 8 avril 2014, N° 12-88095

Toute critique excessive de l’action du maire de la commune peut-elle être assimilée à de la diffamation ?

Non dès lors que les propos s’inscrivent dans le cadre d’un débat sur un sujet d’intérêt général et ne dépassent pas les limites admissibles de la liberté d’expression. Peu importe que l’administré, pour dénoncer le laxisme du maire dans la lutte contre les nuisances sonores, ait eu recours à des procédés peu orthodoxes (tract affiché sur la vitre d’un véhicule stationné devant la mairie, avec représentation d’une scène de crime pour attirer l’œil des passants) et qu’il ait sensiblement déformé les propos attribués au maire.

Le propriétaire d’une parcelle voisine d’un centre de loisirs et d’une école de pilotage automobile, mécontent de ne pas obtenir l’intervention des autorités municipales pour tenter de mettre un terme aux nuisances sonores qu’il subit, placarde sur une vitre de son véhicule une affichette. Il y écrit des propos attribués au maire (commune de 420 habitants) lors d’un conseil municipal dont il ressort que l’élue refuse d’appliquer les lois contre les nuisances sonores ou alors menace de le faire sans discernement pour l’ensemble du village avec de fortes répercussions économiques à attendre.

Le véhicule est régulièrement stationné sur la voie publique et devant les locaux de la mairie. Pour attirer l’œil des passants une représentation d’une scène de crime, occupe tout un côté de la camionnette, ce qui ne manque pas d’éveiller la curiosité de la presse locale...

Voulant mettre un terme à cette escalade, l’élue fait citer l’intéressé devant le tribunal correctionnel du chef de diffamation publique envers un citoyen chargé d’un mandat public.

Déboutée en première instance, l’élue obtient gain de cause en appel :

l’élue n’a pas déclaré qu’elle ne ferait pas appliquer les lois sur les nuisances sonores mais a seulement expliqué pour quelle raison elle ne prenait pas d’arrêté municipal sur le cas précis dénoncé par le plaignant. Il ne s’agissait donc nullement d’une affirmation générale de refus d’appliquer la loi, telle que l’affichette le laisse entendre.

La Cour de cassation annule l’arrêt sur le visa de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme protégeant la liberté d’expression laquelle ne peut être soumise à des ingérences que dans des cas limités :

"le propos incriminé, qui s’inscrivait dans la suite d’un débat sur un sujet d’intérêt général relatif à la politique municipale concernant la mise en œuvre de la législation sur les nuisances sonores et le respect de l’environnement, dans une localité rurale dépendante de l’économie touristique, ne dépassait pas les limites admissibles de la liberté d’expression dans la critique, par un administré, de l’action du maire de la commune".

En somme il importe peu que le maire ait effectivement tenu les propos qui lui sont attribués ou que ceux-ci aient été déformés : l’administré n’a pas dépassé les bornes en agissant de la sorte et le maire doit tolérer la critique de son action même sous une forme peu orthodoxe.

L’influence de la jurisprudence de la Cour européenne des des droits de l’homme est ici indéniable. Dans un arrêt rendu en 2009 [1] les juges de Strasbourg avaient ainsi précisé que « les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens » et qu’il devait "par conséquent, montrer une plus grande tolérance".

Mieux vaut donc y réfléchir à deux fois avant d’engager une action en diffamation : c’est prendre le risque de donner de la publicité supplémentaire aux propos ou aux écrits sans garantie de succès sur le fond. En effet non seulement le prévenu peut s’exonérer de toute responsabilité en rapportant la preuve de la vérité des faits qu’il a dénoncés ou en établissant sa bonne foi, mais en outre les élus doivent, au nom de la liberté d’expression, tolérer une certaine dose d’excès dans la critique de leur action. Ce d’autant que l’action en diffamation est soumise à un formalisme très strict et se traduit par de fréquentes annulations de procédures que la personne poursuivie ne manquera pas d’exploiter.

Cour de cassation, chambre criminelle, 8 avril 2014, N° 12-88095


Photo : © Ximagination

[1Cour européenne des droits de l’homme, 8 octobre 2009, Requête no 12662/06 ; voir le lien proposé en fin d’article.