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Devoir d’obéissance, obligation de dénonciation et responsabilité pénale des fonctionnaires...

Tribunal correctionnel de Nanterre, 12 septembre 2013, N° 219

Un fonctionnaire territorial peut-il être reconnu coupable de complicité de prise illégale d’intérêts si un marché public est attribué à un membre de la famille d’un élu ?

 [1]

Oui s’il s’avère que le fonctionnaire territorial a apporté son concours matériel dans l’attribution du marché. Est ainsi condamné pour complicité de prise illégale d’intérêts un directeur des services techniques (DST) qui, conformément aux souhaits exprimés par le maire, a placé un cabinet d’architecte géré par le beau-frère de l’élu en tête du classement du rapport de l’analyse des offres. Peu importe que ledit cabinet présentait les meilleures références dès lors que l’intérêt familial et affectif suffit à caractériser le délit. Dans ce même jugement la directrice générale des services d’un OPHLM est également condamnée pour favoritisme bien que ce soit elle qui ait dénoncé les faits aux enquêteurs. Elle est néanmoins dispensée de peine le tribunal reconnaissant que c’est grâce à son signalement qu’une enquête a pu être diligentée.

Après un rapport de la Mission interministérielle d’inspection du logement social (Miilos), un OPHLM lance en 2006 un audit de sa procédure d’achat public qui pointe des dysfonctionnements dans la passation de marchés publics.

La directrice générale de l’office, en poste depuis 18 ans, dépose alors plainte au commissariat. Elle explique qu’en 2004 un responsable technique a été recruté sous le statut de collaborateur de cabinet et qu’elle a depuis été court-circuitée de la procédure d’achat dont elle avait jusqu’ici la charge. Elle indique avoir alerté le président de l’OPHLM de certaines irrégularités mais celui-ci n’aurait pas réagi.

Entendu par les enquêteurs, le responsable technique précise avoir été recruté par l’intermédiaire du beau-frère du président de l’OPHLM et maire de la commune. Circonstance jugée d’autant plus troublante que ce proche parent de l’élu gère un cabinet d’architecte qui a conclu plusieurs marchés avec l’office et la commune...

De fait l’enquête de police, clôturée en mai 2011, confirme les soupçons d’irrégularités sur certains marchés passés par l’OPHLM et la commune :

 un contrat de maîtrise d’œuvre portant sur la réhabilitation d’un appartement incendié de l’OPHLM d’un montant de 7250 euros a été conclu sans publicité ni mise en concurrence préalables en violation des dispositions des articles 40 et 28-1 du code des marchés publics alors applicables et été attribué au cabinet d’architecte géré par le beau-frère du président de l’OPHLM ;

 des contrats d’entretien des ascenseurs ou de portes de garage d’immeubles de l’office ont été renouvelés par tacite reconduction sans remise en concurrence ;

 une marché de maîtrise d’œuvre de travaux relatifs à la création d’un jardin d’enfants a été confié par l’office au cabinet d’architecte géré par le beau-frère du maire ;

 un avenant portant sur ce même marché a bouleversé l’économie initiale du marché en augmentant de 20 % le prix initialement fixé à 82 000 euros.

Ce qui vaut au président de l’office et maire de la commune des poursuites pour favoritisme et prise illégale d’intérêts. Le responsable technique, un administrateur de l’OPHLM titulaire d’une délégation de signature des marchés publics, le directeur des services techniques (DST) de la commune sont également poursuivis, de même que le beau-frère de l’élu et la société assurant l’entretien des ascenseurs de l’office.

La DGS qui a signalé les faits aux enquêteurs n’est pas épargnée pour autant : non seulement suite son dépôt de plainte elle a été suspendue de fonction puis révoquée [2], mais elle est également poursuivie pour favoritisme ! En effet certains fonctionnaires de l’office ont témoigné contre elle, en indiquant que si le responsable technique avait été recruté sous le statut de collaborateur de cabinet pour lui assurer une meilleure rémunération, il n’en restait pas moins placé sous sa responsabilité.

Le tribunal correctionnel de Nanterre, analysant le rôle joué par chaque protagoniste, condamne tous les prévenus à l’exception de la société d’entretien des ascenseurs qui est relaxée du chef de recel de favoritisme faute d’élément intentionnel.

1° Les marchés d’entretien des ascenseurs

Sont condamnés :

  Le responsable technique de l’OPHLM

En effet dans son contrat de travail il est explicitement précisé qu’il a en charge la responsabilité des marchés publics. Il ne saurait s’exonérer en invoquant la responsabilité de la directrice et du président de l’office.

Il a en effet eu personnellement connaissance du rapport d’audit réalisé par le cabinet de consultant et a tardé à en mettre en œuvre les préconisations.

En revanche il est relaxé s’agissant des contrats de maintenance d’ascenseurs renouvelés illégalement par tacite reconduction avant que le rapport d’audit n’ait pointé l’irrégularité, la Miilos n’ayant pas fait d’observations sur ce point.

  La directrice générale des services de l’OPHLM

La DGS qui a pourtant dénoncé les faits est également condamnée pour la courte période (1 mois) où elle avait connaissance des irrégularités avant d’être sanctionnée : d’une part avant le 6 septembre 2006, date de remise du rapport d’audit, elle n’avait pas conscience de l’irrégularité du renouvellement des marchés par tacite reconduction ; d’autre part après le 6 octobre, elle n’était plus en responsabilité puisqu’elle avait été suspendue de ses fonctions par le président de l’office.

Peu importe que le responsable des marchés publics ait le statut de collaborateur de cabinet : en qualité de DGS, les juges considèrent qu’elle avait nécessairement le contrôle de la procédure d’achat public.

  Le président de l’OHPLM

Pour sa défense l’élu explique que s’il est effectivement responsable des marchés publics en sa qualité de président de l’office, il se reposait sur la directrice générale. Il affirme également que le responsable technique chargé des marchés publics était placé sous la responsabilité de cette dernière en dépit de son statut de collaborateur de cabinet.

Le tribunal le condamne lui reprochant de ne pas avoir régularisé la situation des marchés renouvelés par tacite reconduction après la remise du rapport d’audit. Ce n’est en effet qu’en 2008 que les contrats d’entretien ont été mis en conformité. Comme pour les autres prévenus, les juges estiment en revanche que la responsabilité de l’élu ne peut être retenue pour ces mêmes marchés avant la date de remise du rapport d’audit, la Miilos n’ayant fait aucune observation à ce sujet.

2° Le marché de la ville concernant la construction d’un jardin d’enfant attribué au cabinet du beau-frère du maire

Sont condamnés :

 Le directeur des services techniques (DST) de la commune

Entendu par les enquêteurs, le DST indique que c’est l’élu qui lui a présenté le cabinet en lui précisant que ce "serait mieux" que sa candidature soit retenue... De fait dans son rapport d’analyse, le DST préconise le choix de ce cabinet mais précise-t-il aux enquêteurs parce que ce candidat présentait les meilleures références.

Peu importe répond le tribunal dès lors que "l’intérêt familial et affectif suffit à caractériser le délit". Dès lors en ayant "conscience du problème qualifié pénalement de prise illégale d’intérêts et en intervenant es-qualité dans l’octroi de ce marché au beau-frère du maire, il s’est rendu complice du délit de prise illégale d’intérêts".

 Le maire

Pour sa défense le maire précise que ses propos ont mal été interprétés par le DST et qu’il n’avait pas été aussi abrupt pour l’inciter à retenir la candidature de son beau-frère. Le tribunal n’est pas convaincu par l’argument et retient l’élu dans les liens de la prévention.

 Le beau-frère du maire

Le beau-frère du maire prétend, pour sa défense, que son lien de parenté avec maire ne devait pas lui interdire d’obtenir des marchés dès lors que son cabinet opérait sur le secteur. L’argument est également écarté au motif que l’intérêt familial suffit à caractériser le délit.

3° Le contrat de réhabilitation d’un immeuble d’un appartement passé entre l’OPHLM et le cabinet d’architecte

Sont condamnés :

 L’administrateur de l’OPHLM titulaire d’une délégation de signature

Pour sa défense l’élu affirme ne jamais avoir lu les documents qu’il signait et qu’il se reposait sur la DGS qui, en amont, devait vérifier les procédures. L’argument est jugé irrecevable de la part d’un élu "qui n’argue pas d’un état de faiblesse physique ou morale pouvant relativiser sa responsabilité pénale". Il lui appartenait de contrôler les documents qu’il signait.

 Le président de l’OPHLM

Sa responsabilité est également retenue s’agissant de ce contrat. Les juges relèvent avec ironie qu’en sa qualité d’ancien parlementaire, il "ne peut arguer de son ignorance des lois qu’il a votées".

 La directrice générale des services de l’OPHLM

Pour sa défense, la DGS affirme que sa signature sur la convention de maîtrise d’œuvre a été imitée étant en arrêt de travail à cette période.
Le tribunal retient néanmoins sa culpabilité dès lors qu’elle se devait de faire respecter la réglementation en matière de marché public et qu’il n’est pas établi qu’elle ait été "dans l’impossibilité d’exercer son contrôle de directrice de l’OPHLM sur ce contrat dont elle connaissait parfaitement le bénéficiaire".

 Le responsable technique de l’OPHLM

Le tribunal retient également sa culpabilité : alors qu’il devait en application de son contrat de travail mettre en œuvre la réglementation relative au marchés publics, il n’a organisé aucune mise en concurrence concernant le marché de maîtrise de d’œuvre d’un montant de 7250 euros.

 Le beau-frère du maire

Sa responsabilité est retenue du chef de recel de prise illégale d’intérêts compte-tenu de son lien de parenté avec la président de l’OPHLM. 

4°Les peines prononcées

A l’exception de la société d’entretien des ascenseurs qui est relaxée, tous les prévenus sont condamnés :

 Le président de l’OPHLM - maire de la commune à un an d’emprisonnement avec sursis, 10 000 euros d’amende et à un an d’interdiction des droits civiques ;

 l’administrateur bénévole de l’OPHLM à de deux mois d’emprisonnement avec sursis ;

 le responsable technique de l’office en charge des marchés publics à 6 mois d’emprisonnement avec sursis et 3000 euros d’amende ;

 le beau-frère du maire à 6 mois d’emprisonnement avec sursis et 6000 euros d’amende ;

 le DST de la commune à 2 mois d’emprisonnement avec sursis.

 la directrice générale des services est dispensée de peine, le tribunal reconnaissant que sa plainte a permis qu’une enquête soit diligentée et que les infractions cessent ;

Tribunal correctionnel de Nanterre, 12 septembre 2013, N° 219

[1Photo : © Tomasz Trojanowski

[2Elle a pu obtenir en justice sa réintégration.